Histoire

Amable Sablon du Corail : « On peut sacraliser des valeurs ou des concepts  »

Par Olympe Lemut · L'ŒIL

Le 22 avril 2024 - 1448 mots

PARIS

Le politique et le religieux semblaient cloisonnés depuis l’avènement de la République. Une exposition aux Archives nationales montre pourtant comment les notions de sacré et son corollaire, le sacrilège, perdurent jusqu’à nos jours.

Vous distinguez, dans l’exposition, le sacrilège du blasphème, une séparation qui ne s’est faite qu’à partir du XIIe siècle : le blasphème concerne les paroles, le sacrilège, des actes contre la religion…

À la fin du Moyen Âge, le sacrilège est en effet restreint aux atteintes physiques contre les objets et édifices du culte. Mais le concept reste employé dans un sens plus large, dans les conversations et dans la société en général. Par exemple, dans les lettres de rémission envoyées au roi pour demander à être gracié d’un crime commis, le suppliant dit souvent que sa victime était un horrible blasphémateur, qui passait son temps à jurer contre Dieu et la Vierge. Dans une société profondément religieuse, le blasphème est omniprésent, notamment dans les jurons. Mais il est finalement peu condamné, sauf s’il est connoté politiquement ou associé à l’hérésie, comme dans le cas des Cathares et des protestants. On constate peu de condamnations pour blasphème dans les archives des XVIe et XVIIe siècles, et on compte neuf condamnations à mort pour blasphème et sacrilège au XVIIIe siècle dans le ressort du parlement de Paris (qui couvre les deux tiers du royaume), le plus souvent associées à d’autres chefs d’accusation. La dernière victime et la plus célèbre est le chevalier de La Barre, décapité en 1766.

Pourquoi le terme « iconoclasme » est-il moins présent tout au long du parcours ?

L’iconoclasme est un sacrilège au sens strict du terme. Nous en montrons un exemple avec le saccage de la cathédrale de Lyon (1562), un saccage qui a été préservé, si je puis dire, car les statues n’ont pas été remplacées. C’est une façon de conserver les traces de cette vague iconoclaste qui a été d’une violence extraordinaire dans les années 1560. Elle est contemporaine de la première profanation royale, lorsque les protestants entrent dans la basilique Notre-Dame de Cléry et profanent la tombe de Louis XI la même année. Viendront ensuite la profanation des tombeaux des rois de France à la basilique Saint-Denis (1793) et la destruction de la galerie des rois de Juda au-dessus des portails de Notre-Dame de Paris (1793-1794).

Comment avez-vous réparti les œuvres ou documents religieux avec les archives judiciaires et politiques ?

Je ne me suis pas vraiment posé cette question… En revanche, j’ai fait attention à ce qu’il n’y ait pas trop de documents écrits, pénibles à lire pour les visiteurs dans la pénombre de l’exposition. Je voulais vraiment que les œuvres répondent aux documents, et inversement, car l’exposition traite des liens entre le religieux et le politique, le sacré et l’État. Par exemple, nous montrons une bulle orale de Clément IV demandant à Saint Louis de modérer sa sévérité envers les blasphémateurs, et nous l’illustrons par des reproductions de vitraux de la Sainte Chapelle. Saint Louis a voulu purifier le royaume de France avec un zèle jugé excessif, après son retour de croisade (1254). Le temporel et le spirituel sont liés puisque Louis IX s’inscrit dans la continuité des rois-prêtres de l’Ancien Testament : les vitraux illustrent la lutte des rois d’Israël et des prophètes contre l’idolâtrie. On y voit le peuple hébreu se livrer à des pratiques païennes résiduelles, condamnées par les prophètes. Enfin, l’exposition présente quelques pièces exceptionnelles, dont la châsse de saint Étienne (XIIe siècle) et la tête du roi David provenant de la galerie des rois de Juda de Notre-Dame.

Quels sont les choix de scénographie, dont ressortent les murs noirs et les inscriptions qui ponctuent le parcours ?

Plusieurs documents sont anciens et fragiles, ce qui imposait de respecter strictement les normes de conservation, dans le cadre d’une scénographie qui joue sur les contrastes entre pénombre et lumière. Les mots inscrits sur les murs constituent « le murmure du blasphème et du sacrilège », selon les scénographes, comme un fil rouge dans le parcours : on y lit les mots « lèse-majesté, profanateur, iconoclaste, vandale, déicide… » Autant de termes employés dans les actes d’accusation et dans le vocabulaire juridique selon les époques.

À partir du XVIIIe siècle et de la Révolution se constitue une sorte de Panthéon des martyrs républicains. Quelles en sont les principales figures ?

Cela s’est effectué en deux temps. D’abord la Révolution française, avec Marat assassiné par Charlotte Corday, et le soldat Joseph Bara, tué par les Vendéens en 1793 à l’âge de quatorze ans. Dès 1794, un buste de l’adolescent, en terre cuite, est réalisé par la manufacture de Sèvres : une très belle œuvre que nous exposons à côté d’un petit tableau de Jean-Jacques Henner (1829-1905) où Bara est représenté à la fois comme un héros antique et comme le Christ : un jeune homme nu avec un couteau dans la main. Cela correspond au deuxième temps de ce phénomène, avec une réactivation de ces figures révolutionnaires martyres dans les années 1880, quand on commence à parler en France de séparation de l’Église et de l’État. Il y a évidemment Léon Gambetta, dont le cœur a été déposé au Panthéon le 11 novembre 1920 comme une vraie relique républicaine. Son œil, conservé dans un flacon de verre est présenté dans l’exposition [ndlr : Léon Gambetta s’est fait retirer son œil blessé en 1867]. On organisait même de « pieux pèlerinages » devant son domicile ! Ce transfert de la sacralité montre que l’on n’a pas changé de catégories de pensée après la fin de la monarchie. Et, en filigrane, se pose la question d’un pouvoir totalement désacralisé : est-ce souhaitable ? Car laïcisation ne veut pas forcément dire désacralisation, on peut sacraliser des valeurs ou des concepts.

Parmi les évolutions que vous soulignez, on note la sacralisation du patrimoine religieux au milieu du XXe siècle, ainsi que celle de la mémoire de la Grande guerre…

Oui, à partir des années 1960 et 1970 on voit émerger un discours sur la protection du patrimoine religieux en France, à la suite d’excès de la frange la plus progressiste du clergé après le concile Vatican II. Et c’est le ministère de la Culture qui s’en préoccupe alors, ce qui est assez paradoxal. Il y a eu plusieurs cas de vandalisme de biens religieux dans les années 1970, provoquant de nombreuses réactions. En parallèle, on voit émerger les lois de protection du patrimoine. Et pour ce qui est de la mémoire de 1914-1918 et des morts pour la France, elle est érigée en valeur sacrée dans le cadre plus large d’une évolution du travail de mémoire. Mais tout ne fonctionne pas de la même manière : la mémoire de la Première Guerre mondiale touche beaucoup de monde, sans doute plus que celle de la Résistance qui fait pourtant consensus au niveau national. Et depuis la fin du XXe siècle, on assiste à une résurgence de liturgies civiques, avec les récentes panthéonisations, et même avant, avec la création en 2003 du délit d’outrage à l’hymne national et au drapeau (après un incident durant la coupe de France de football en 2002). Le Conseil constitutionnel a limité son champ d’application, il est donc encore autorisé de brûler un drapeau français dans une manifestation politique. On note par ailleurs une sensibilité accrue du public pour les actes de vandalisme ou de pillage de lieux patrimoniaux, comme on l’a vu en 2018 lors du saccage de l’Arc de triomphe pendant une manifestation des Gilets jaunes. Les Gilets jaunes eux-mêmes avaient été choqués, et ces événements ont suscité une grande émotion dans toute la France. C’est une photographie du moulage en plâtre fracassé du Génie de la guerre [ndlr : copie qui se trouvait à l’intérieur de l’Arc de triomphe] que nous avons choisie pour la couverture du catalogue de l’exposition, car elle est à mi-chemin entre le politique et le religieux.

Comment analysez-vous les actions contre des œuvres d’art par des activistes écologistes ? S’agit-il ici de profaner des objets sacralisés dans les musées ?

Je replace ces événements dans le contexte d’une société devenue à la fois multiculturelle et individualiste, où chacun est libre de créer son système de valeurs. Ainsi, ce qui est sacré pour les uns est secondaire pour les autres. L’approche de ces militants consiste à dire « notre priorité c’est de sauver la planète » : c’est une hiérarchisation de valeurs, différentes de celle d’autres groupes sociaux. Ces jeunes s’attaquent à des œuvres souvent protégées par une vitre, c’est donc une transgression, mais seulement jusqu’au point où cela deviendra inefficace pour leur cause. Il est intéressant de constater que désormais, c’est ce mode d’action qui est privilégié, et non plus de manifester seins nus dans les églises.

Amable Sablon du Corail
est conservateur général du patrimoine, historien médiéviste et responsable du département du Moyen Âge et de l’Ancien Régime des Archives nationales.
À voir
« Sacrilège ! L’État, les religions et le sacré »,
Archives nationales, 60 rue des Francs Bourgeois, Paris-3e, jusqu’au 1er juillet.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°775 du 1 mai 2024, avec le titre suivant : Amable Sablon du Corail : « On peut sacraliser des valeurs ou des concepts  »

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