Histoire de l'art

7 clefs pour comprendre le Blaue Reiter

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 1 septembre 2006 - 1217 mots

Souvent commentée, la saisissante modernité du Blaue Reiter, ou Cavalier Bleu, ne fut pourtant que très rarement exposée. Le musée de l’Annonciade pallie subtilement cette carence.

L’ébullition de la création allemande
Au début du xxe siècle, l’Allemagne est secouée par de nombreuses avant-gardes qui, à l’image de la scène parisienne, s’érigent contre l’immobilisme de l’art officiel. Toutefois, la création germanique relève d’une complexité topographique puisque ses centres artistiques sont d’une multiplicité sans précédent.
Tandis que l’expressionnisme est associé à Dresde, avec le groupe Die Brücke, Munich regroupe des artistes venus s’émanciper au contact de la vogue symboliste. Kandinsky et Jawlensky sont de ceux-là et, refusés par la Sécession de Munich, décident en 1909 de fonder la Nouvelle Association des Artistes de Munich qui s’articule autour d’un programme aussi libéral que strict.
Mais Kandinsky démissionne dès 1911 de la présidence de l’association qui refuse une de ses toiles, trop grande. Ainsi, il fonde Le Cavalier bleu, organe rédactionnel indépendant qui, avant de s’éteindre avec la guerre, verra naître un Almanach et 2 expositions, en 1911 et 1912, qui poseront les bases de la modernité.

Faire dialoguer toutes les époques
Lorsque Wassily Kandinsky crée, en compagnie de Franz Marc, le Blaue Reiter, en 1911, le projet est à la fois des plus simples et des plus aventureux. Il s’agit de créer un Almanach, dont la parution remonte à 1912, à Munich, qui présenterait les créations artistiques passées et actuelles afin de les faire converser entre elles en les confrontant dans un dialogue anachronique.
Ainsi, Kandinsky, Marc et bientôt August Macke entendent non seulement créer, mais aussi tenir un discours critique et idéologique, voire philosophique, sur l’art en général. Cette intrication de la création et de la théorie répond parfaitement aux autres avant-gardes qui, à l’image du futurisme italien ou du suprématisme russe, se munirent d’un appareil critique conséquent légitimant pour partie leurs œuvres.
Improvisés éditeurs, Kandinsky et Marc ne revinrent que rarement sur le nom du « mouvement », apparu pour la première fois en 1911 dans la correspondance des deux amis. Si ce n’est Kandinsky qui, avec une déconcertante simplicité, révéla un jour : « Nous aimions tous les deux le bleu. Marc aimait les chevaux, moi les cavaliers. »

À cheval entre la figure et l’abstrait
La locution, en apparence antinomique, de « Cavalier Bleu » le laisse présager : les œuvres plébiscitées par Kandinsky et Marc sont aussi bien figuratives qu’abstraites. Kandinsky, dont la formation tardive montre l’exceptionnelle polyvalence, ne renie pas son apprentissage classique qui le conduisit à l’impressionnisme ou au symbolisme. Marc, de son côté, subit particulièrement l’influence de Van Gogh. Il convient donc, selon eux, d’excéder à travers l’art, la dichotomie entre abstraction et figuration en prônant un art critique.
Les artistes du Blaue Reiter privilégient ainsi les œuvres animées d’une qualité intrinsèque et spirituelle dont ils tentent de percer l’ineffable substance au sein des articles composant l’Almanach. Nul hasard à ce que Kandinsky et Marc aient été marqués par la théosophie et nulle étrangeté à ce que, dans la toile de Macke, coexistent selon un cadrage presque photographique la cathédrale médiévale de Fribourg et, dans un trouble et parfait parallélisme, un poteau électrique…

Tous les arts demeurent égaux
« Cette synthèse de principe était alors une nouveauté, et elle l’est d’ailleurs restée jusqu’à maintenant », se souviendra Kandinsky, évoquant l’extrême foisonnement discursif des arts entre eux.
En effet, le Blaue Reiter, durant sa brève existence, ne privilégie aucune forme d’expression au détriment d’une autre. Regardant vers le passé, et en ce sens moins radicalement partisan de la tabula rasa dont sont adeptes ses contemporains, il s’intéresse à tous les pans de la création. De la gravure populaire russe à la peinture bavaroise sous verre en passant par les sculptures non-occidentales, les ombres égyptiennes ou les dessins d’enfants, il s’agit d’interroger la substance de l’art.
De la sorte, la musique et le théâtre sont invités, tels Arnold Schönberg dont trois tableaux figurent à la première des deux expositions du Blaue Reiter. Une interpénétration des arts et une objection à leur hiérarchisation qui augurent sans conteste des théories à venir du surréalisme ou de l’art brut.

Un pont jeté entre Paris et Munich
En ce début de xxe siècle, il semble impossible de faire l’économie d’un détour par la scène artistique parisienne, dont le cosmopolitisme dit à lui seul l’exceptionnel pouvoir catalyseur.
Les artistes de la Ville lumière ont les faveurs d’une exposition munichoise dès 1909, et le Blaue Reiter a le mérite d’analyser leur création et de dépasser le seul accrochage sur les cimaises. Tandis que Kandinsky ajuste son discours dans l’Almanach de reproductions de toiles du Douanier Rousseau, von Busse étudie la production de Robert Delaunay au sein d’un article magistral.
Outre les œuvres de Marianne Werefkin, de Kandinsky et de son épouse Gabrielle Münter, de Marc et Macke, morts tous deux au front, le Cavalier bleu expose en février 1912, à la galerie Goltz à Munich, Picasso, Rousseau et Vlaminck, affirmant ainsi ses affinités électives et s’inscrivant de plain-pied dans la modernité.
Une modernité avec Pablo Picasso pour héraut et à qui Paul Klee rend hommage dès 1914 dans une splendide toile conjuguant à ses recherches celles du génie espagnol.

La couleur, cette nécessité intérieure
La couleur, à laquelle Kandinsky assignera par la suite des qualités très précises, participe selon lui d’une « nécessité intérieure ». Manifes­tation souveraine de l’intériorité, elle devient le lieu d’élaborations formelles saisissantes.
Dès 1907-1908, avant même la naissance du Blaue Reiter, certains de ses futurs représentants s’adonnent à des effusions chromatiques se jouant des couleurs complémentaires, parfois criardes, souvent saturées, toujours violentes. Bien que le fauvisme soit déjà âgé de cinq ans, la couleur semble comme régénérée, qu’elle soit magistralement servie par une touche vibrante comme chez Jawlensky, des aplats cloisonnés hérités de l’expressionnisme comme chez Werefkin ou un réseau linéaire comme chez Klee.
Le Blaue Reiter, animé par des artistes talentueux et d’une exceptionnelle liberté formelle, fait ainsi figure de laboratoire ayant augmenté le pouvoir inventif, et peut-être jamais égalé au cours du siècle, de la couleur devenue science.

Kandinsky, figure de proue du siècle
« À quoi tend donc cette vie ? », s’interroge Kandinsky en 1912, à propos du dessein de l’art. C’est à cette question que, nourri de théosophie, il tentera de répondre par des voies singulières.
Si Kandinsky partage avec Marc la paternité du Blaue Reiter, son rôle au sein de l’histoire excède cette seule référence. En 1911, alors qu’est créée la « communauté » munichoise, Kandinsky a déjà défloré l’abstraction et fait ses gammes. Quoique venu tardivement à la peinture, l’artiste russe traverse les pays et les courants qu’il assimile avec un talent « macrophage ». C’est donc par souci de synthèse que paraît en 1912 son manifeste Du spirituel dans l’art, tentative de décryptage de la logique souveraine de l’art. L’art dont il ne cessa de méditer l’essence, estimant avant toute une génération que « la forme est l’extériorisation du contenu intérieur ».

Autour de l’exposition

Informations pratiques « Le Cavalier bleu » se tient jusqu’au 16 octobre au musée de l’Annonciade à Saint-Tropez. Ouvert tous les jours sauf le lundi de 10 h à 13 h et de 15 h à 19 h. Plein tarif 5,50 €, tarif réduit 4 €. Musée de l’Annonciade, place Georges-Grammont, 83990 Saint-Tropez.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°583 du 1 septembre 2006, avec le titre suivant : 7 clefs pour comprendre le Blaue Reiter

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