Art ancien

6 clés pour comprendre l’art de Goya

Par Ingrid Dubach-Lemainque, correspondante en Suisse · L'ŒIL

Le 20 décembre 2021 - 1020 mots

À Bâle, Pau et Lille, trois expositions nous donnent à voir l’œuvre plurielle de Goya. 6 clés pour comprendre l’art du génie espagnol.

1. Entre tradition et modernité

Bâle -  Francisco José de Goya y Lucientes naît en 1746, dans une famille d’artistes et d’artisans. Cas exceptionnel parmi les grandes figures de peintres espagnols, tous issus du sud de l’Espagne comme Velázquez, Murillo ou Zurbarán, il est un homme du nord de la péninsule. Il commence sa carrière à l’âge du rococo et la termine à l’âge romantique, décédant en 1828 à Bordeaux. Par maints aspects, il est un artiste-charnière qui annonce les prémices de l’art moderne du XIXe siècle après avoir effectué une carrière académique typique du XVIIIe siècle. Sa vie et son œuvre immense (500 peintures, environ 280 eaux-fortes et près de 1 000 dessins) sont complexes, empreintes de ruptures et de contrastes. Dans cet autoportrait de 1785 exposé à Bâle, il pose fièrement devant son chevalet, palette à la main, se présentant comme un artiste déterminé et conscient de son art. Il pratique, comme avant lui Rembrandt, qu’il admire, cet exercice de l’autoportrait jusqu’à la fin de sa vie, gagnant avec les années en profondeur et en sensibilité.

2. Le peintre de cour

Bâle - À partir des années 1785, l’ambition de Goya est couronnée de succès : introduit auprès de la cour du roi Charles III à Madrid, il travaille pour d’illustres familles aristocratiques et réalise sur commande des portraits officiels ou intimes, des tableaux religieux et des peintures murales. Il jouit d’un train de vie luxueux et d’une grande renommée. Parmi ses commanditaires, la treizième duchesse d’Albe, louée pour sa beauté et devenue, de par sa conduite excentrique, la femme la plus en vue de la cour d’Espagne : son portrait en pied qui la présente altière et triomphante, vêtue d’une robe blanche ponctuée d’accents rouge vif et arborant une épaisse chevelure ébène, est exposé à Bâle. Maîtresse du peintre pendant quelques années, elle est l’objet de plusieurs portraits et se cacherait peut-être sous les traits de la Maja desnuda (La Maja nue), œuvre sulfureuse de Goya.

3. Le peintre de l’âme

Pau -  Affaibli par une grave maladie qui le rend sourd en 1793, Goya ralentit le rythme de sa production picturale et se tourne vers une expression plus intime et personnelle, via le dessin et la gravure. Ses quatre-vingts Caprices publiés en 1799 remportent un succès modéré en Espagne, mais sont très appréciés à l’étranger, particulièrement par les romantiques français pour qui ils deviennent une œuvre de référence. Ces Caprichos, issus de la pure tradition satirique du XVIIIe siècle, s’élèvent contre l’intolérance religieuse, l’institution du mariage ou les privilèges du clergé et de la noblesse « au nom de la raison ». Pourtant, comme l’indique ce célèbre Caprice numéro 43, exposé à Pau, « Le sommeil de la raison enfante des monstres ». La modernité de ces gravures est donc ailleurs : derrière ce qui ressemble à une profession de foi rationaliste, elles donnent le primat à l’invenciòn (l’inventivité) de l’artiste, laissant libre cours à son talent jusqu’à l’emmener sur le territoire de l’irrationnel.

4. Le peintre fantastique

Bâle -  Si Goya semble avoir, le premier, donné une part prééminente au rêve et au cauchemar dans ses Caprices, endossant la parenté de la peinture fantastique qui s’affirme plus tard au XIXe siècle, tant dans l’art romantique que symboliste, ses figures grotesques et monstrueuses peuplent aussi son univers pictural. Dans une inquiétante série de peintures, exposées à Bâle, les rites de sorcellerie constituent le motif principal, par le biais duquel l’artiste aborde la superstition de son temps. Grâce à son ample bestiaire fantastique, Goya traite des vices humains comme ici avec le grand bouc ou ailleurs avec l’âne. C’est dans les tableaux du peintre Jérôme Bosch présents dans les collections royales espagnoles qu’il a pu puiser son inspiration. Cette veine fantastique atteint son paroxysme dans ses « peintures noires », cycle de fresques au caractère énigmatique qu’il réalise à la fin de sa vie, œuvre totalement libérée et franchissant les frontières de l’irrationnel, que l’artiste Philippe Parreno revisite dans l’exposition de Bâle.

5. Le témoin de son temps

Pau -  Le talent de graveur de Goya se hisse à son sommet au début du XIXe siècle avec les séries de gravures Tauromachie, Disparates et Les Désastres de la guerre. L’artiste manie la technique de l’eau-forte avec dextérité, résolvant le problème de l’ombre et de la lumière dans la gravure. Chaque eau-forte est accompagnée d’une légende, souvent de nature satirique ; un trait caractéristique qui se retrouve dans cette lithographie extraite de la série Les Désastres de la guerre, exposée à Pau : un militaire observe nonchalamment les corps d’hommes pendus et humiliés devant ses yeux. « Tampoco » (« Non plus ») est légendée la gravure, acerbe critique de cette violente « guerre d’indépendance » qui se déchaîne en Espagne six années durant, entre 1808 et 1814, opposant les troupes napoléoniennes à la population espagnole. Goya s’en fait le témoin à travers quatre-vingts gravures exécutées entre 1811 et 1814, montrant scènes de massacres, d’emprisonnement et de torture.

6. Le peintre de l’homme

Lille -  Au Palais des beaux-arts, deux toiles de la collection du musée datées de la dernière période du peintre (1814-1819) sont les « stars » de l’exposition immersive consacrée à Goya. L’une, La Lettre,dite Les Jeunes, qui met en scène une courtisane madrilène et sa servante devant des lavandières au travail à peine ébauchées, est une amère critique sociale de l’oisiveté. La seconde, Le Temps,dit Les Vieilles, représente une vieille aristocrate à la beauté flétrie qui se regarde dans un miroir tendu par une servante décatie. Au miroir, objet-clé des vanités symbolisant le passage du temps, s’ajoute la présence du vieillard ailé, qui n’est autre que Chronos, le Temps. Une autre interprétation a pu être faite de cette scène : celle d’une caricature de la reine Marie-Louise âgée, qui personnifierait alors la décrépitude de la noblesse et de la monarchie espagnoles. Jusqu’à ce qu’une étude révèle dans les années 2000 que le tableau Les Vieilles avait été redimensionné et réintitulé dans le courant du XIXe siècle pour en faire une paire avec Les Jeunes, les deux œuvres étant considérées comme des pendants.

« Goya »,
jusqu’au 23 janvier 2022. Fondation Beyeler, Baselstrasse 101, Bâle (Suisse). Du lundi au dimanche de 10 h à 18 h, jusqu’à 20 h le mercredi. Tarifs : 30 et 15 CHF. Commissaires : Martin Schwander et Gudrun Maurer. www.fondationbeyeler.ch
« Goya, témoin de son temps »,
jusqu’au 30 janvier 2022. Musée des beaux-arts, rue Mathieu-Lalanne, Pau (64). Du mardi au dimanche de 11 h à 18 h. Entrée libre. Commissaires : Aurore Méchain, Marisa Oropesa Ruiz et Dominique Vazquez. www.pau.fr
« Expérience Goya »,
jusqu’au 14 février 2022. Palais des beaux-arts, place de la République, Lille (59). Lundi de 14 h à 18 h et du mercredi au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs 10 et 7 €. Commissaires : Régis Cotentin et Donatienne Dujardin. pba.lille.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°750 du 1 janvier 2022, avec le titre suivant : 6 clés pour comprendre l’art de Goya

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