Eugène Jansson

A corps et âme

L'ŒIL

Le 1 juin 1999 - 1768 mots

L’œuvre du peintre suédois Eugène Jansson se présente comme un diptyque. Dans une première partie, Jansson peint, de préférence le soir, des paysages à la fois angoissants et poétiques. Puis, à partir de 1904, il se tourne vers l’étude de l’académie masculine, peint le jeu des gymnastes nus et leurs tours de force audacieux. Analyse plastique au Musée d’Orsay jusqu’au 22 août.

En raison de sa préférence marquée pour la couleur bleu-nuit luminescente, les amis de ce peintre excentrique lui ont trouvé le surnom de Fotogen, d’après l’huile d’éclairage aux effets étranges, utilisée pour les réverbères. L’Heure bleue donna ainsi naissance aux superbes paysages urbains nocturnes de Eugène Jansson (1862-1915), panoramas observés de son atelier ou de son appartement situés dans la partie sud de Stockholm, Södermalm. L’aube et le crépuscule sont perçus depuis une hauteur avantageuse au-dessus des formes obscures des collines de Södra et de la rive éclairée d’une lumière blanche, où l’on devine les abris des bateaux. Le regard traverse la baie qui sépare les parties sud et nord de la capitale. Tout au fond, la côte et la ligne de l’horizon se rejoignent sommairement mais avec une grande précision. Plus près de nous, les reflets dans l’eau sont conformes à la réalité, de même que les dimensions et la localisation des clochers des églises qui percent le ciel. Au centre, se profile majestueusement la flèche de l’église Riddarholm. Stockholm, ville improvisée entre la terre et l’eau sera inlassablement le décor de toute une vie. La cité est montrée de façon presque invraisemblable, perchée sur les îlots d’un archipel métamorphosé. L’on confondrait volontiers les flèches de ses églises avec les mâts des voiliers amarrés à quai, donnant ainsi l’illusion d’une immense flotte ancrée là pour un repos provisoire.

Solitudes nocturnes
Eugène Jansson avait reçu une première formation artistique en 1878 dans l’atelier du peintre Edvard Perséus. Il poursuivit ses études à l’Académie des Beaux-Arts avec comme professeur Georg von Rosen, célèbre peintre de portraits et de sujets historiques. La vie de Jansson présente ensuite peu d’événements marquants connus. Il vécut à Stockholm, voyagea rarement, mais eut des contacts constants avec les peintres suédois les plus radicaux à leur retour de France. En 1886, il se rallia à l’Association des Artistes qui eut une grande influence sur la peinture symboliste. Il y remplit le rôle de secrétaire et demeura un membre actif toute sa vie. Des tracasseries financières, une mauvaise santé, et la perte momentanée de l’ouïe ponctuèrent son existence. Il ne se maria jamais, vécut toute sa vie avec sa mère et son frère cadet ; sa passion pour la musique leur était commune. Dans les années 1890, le collectionneur et mécène Ernest Thiel lui acheta plusieurs de ses peintures et finança ses voyages à Paris en 1900, en Italie et en Allemagne l’année suivante.
Pour Jansson, la solitude nocturne n’était pas seulement un moyen d’échapper à la réalité ; c’était une expérience pleine d’enseignements. Rester seul et silencieux lui permettait de se retrouver face à lui-même, d’être éveillé aux émotions que l’indifférence de la vie au grand jour semble minimiser.

L’introspection des décadents
Ces moments singuliers – ces heures hors du temps – suffisaient à lui assurer la santé spirituelle, la connaissance de soi ne pouvant venir que par l’isolement. La lumière bleue de la nuit est la plus profonde et la plus pure des couleurs froides : le regard s’y enfonce sans rencontrer d’obstacle et s’y perd à l’infini, sur la voie de la sagesse et de la libération. Domaine, ou plutôt climat de l’irréalité immobile – ou de la surréalité dans laquelle les mouvements et les sons, comme les formes, disparaissent –, le bleu résout en lui-même les contradictions, les alternances, telle celle du jour et de la nuit, qui rythment la vie humaine. Couleur de la vérité, le bleu céleste qu’Eugène Jansson recherchait éperdument indiquait en quelque sorte le seuil et le cheminement de son destin. Moi. Autoportrait de 1901 représente l’artiste debout, la nuit, devant une fenêtre, probablement dans son atelier ou bien dans l’appartement qu’il partageait avec sa mère et son frère, surplombant la baie de Riddarfjärden et les illuminations de Stockholm. Le format horizontal inhabituel pour un portrait en demi-figure, la confrontation frontale directe du peintre avec le spectateur, la fenêtre et la vue de la ville sur fond de décor rappellent étrangement l’autoritaire Autoportrait avec squelette de Lovis Corinth. À l’approche de ses 40 ans, Jansson nous regarde fixement avec un froncement de sourcils bien marqué comme s’il voulait exprimer son malheur ou la gravité de son œuvre. Il a les mains dans les poches et se tient debout devant une table dépouillée. Un de ses amis attribuait l’aliénation de ce portrait à la maladie de l’artiste et à l’isolement dont il avait eu alors besoin pour réaliser cette peinture. Mis à part le visage traité avec fermeté, l’environnement est rendu dans une manière floue caractéristique des autres peintures de la même période. Le fond abstrait de la toile qu’a priori l’on doit considérer comme une vue à travers une fenêtre, évoque quatre autres toiles de Jansson. La large vue panoramique se compose de sections verticales étroites formant un tout, symbolisant peut-être les étapes successives d’un itinéraire personnel. Dans ce premier autoportrait, le peintre, habillé de noir, exprime l’introspection des décadents de la fin de siècle, à la recherche d’une évasion sans prise sur le réel, une fuite à la longue déprimante.

Encerclé de nus masculins
Le second et dernier Autoportrait de 1910 permet une étude comparative très instructive. L’artiste ne se représente pas au travail, mais comme « encerclé » par le sujet qui le préoccupait. Ici des nus masculins au bain remplacent le vaste paysage nocturne de Stockholm. En apparence seulement. Dans aucun des deux tableaux, l’artiste ne semble pourtant faire complètement partie du monde qu’il dévoile. Dans le premier cas, l’architecture, la table, et les tonalités contrastées, séparaient le personnage de la ville. Dans le second cas, les vêtements du peintre et son absence de contact visuel avec les autres hommes, le situent hors-jeu, comme quelqu’un qui ne se sent pas totalement concerné. S’avançant à grands pas, habillé d’un costume clair de type colonial, entouré de corps athlétiques et mouillés, Jansson se montre paradoxalement en pleine lumière, à visage découvert, dans son rôle de dandy à l’air conquérant, léger et insolent. En 1904, Jansson se tourne définitivement vers les nus masculins : tout spécialement les nageurs. Jansson avait dit un jour au Prince Eugène qu’il avait toujours souhaité devenir un peintre de figures, mais qu’il n’avait jamais pu se permettre de payer les frais que cela entraînait. Sa situation économique s’améliorant, Jansson commenca à engager ceux qu’il appela ses « modèles volontaires », aux Bains de la Marine royale, situés dans l’île de Skeppsholmen. L’artiste resta éminemment discret sur ce changement de motif avec ses accents érotiques et ne voulut pas exposer ces œuvres-là avant 1907. Le nouveau sujet de Jansson reflète en tout cas clairement la philosophie vitaliste, mouvement positiviste germaniste qui gagnait à cette époque une bonne partie de la Scandinavie. Ce courant dominant du moment tente de faire converger l’élan vital de l’être avec celui de la nature. Le vitalisme de plein air, incluant la philosophie nietzschéenne et les théories biologiques de Hans Driesch et Ernst Haeckel, avait été popularisé par l’écrivain allemand Richard Dehmel et adopté en Suède par le collègue de Jansson J.A.C. Acke. Au milieu des années 1890, Acke fonda deux colonies artistiques et littéraires dans l’archipel de Stockholm où, à la manière du Zarathustra de Nietzsche, il recherchait les bienfaits spirituels qu’apportait la nature à l’homme. Cette rencontre de l’homme et de la nature favorisait en quelque sorte la revitalisation du corps et de l’esprit. Comme les défenseurs, nombreux en Allemagne, de la Nacktkultur et de l’action du soleil, l’artiste célébrait la  jeunesse, la vie et la force. Cette nouvelle perception de la personne masculine à travers la nature était largement soutenue en Europe du Nord dans les années qui suivirent 1900, influencée par des artistes tels que l’Allemand Max Beckmann, ou les Norvégiens Thorvald Erichsen et Gustav Vigeland. Le courant vitaliste fut un chaînon important entre le symbolisme du XIXe siècle et l’expressionnisme du XXe siècle. Edvard Munch peignait alors fréquemment des modèles masculins dans les bains publics ou sur les plages.

Le mouvement des haltérophiles
Dans une ultime période (1911-1914), Eugène Jansson poursuivit des recherches singulières en étudiant les attitudes et les mouvements corporels des haltérophiles durant leur entraînement, des marins en train de danser ou des acrobates contorsionnistes bravant les lois de la gravité. Son approche n’est ni classique, ni idéaliste, mais plutôt d’ordre scientifique, à la manière d’un praticien de la kinésithérapie. Exercices aux agrès est caractéristique de cette dernière phase du travail de Jansson alors que sa santé s’aggravait, à la recherche du bon emploi thérapeutique des mouvements de gymnastique. Profilé sur la géométrie rigoureuse d’un mur percé d’une fenêtre, le jeune athlète est suspendu à un anneau. Son corps est déformé par la tension extrême de ses épaules et par l’effort de ses pectoraux. L’étude des contorsions rappelle les figures expressives des Portes de l’Enfer de Rodin, bien connues de Jansson depuis son voyage à Paris et à travers de multiples reproductions. Le coup de pinceau sinueux, très expressif, de l’artiste, conservé depuis ses œuvres des années 1890, donne à ce Narcisse olympien solitaire une âpreté que le critique d’art Axel Gauffin décrira semblable à l’impression que produit la vue d’un « écorché vivant ».

Aux Jeux olympiques de Stockholm
La nature des relations de Jansson avec les jeunes marins et les haltérophiles contrarièrent son entourage, notamment les peintres Richard Bergh et Karl Nordström ; Jansson fut alors temporairement exclu du bureau de l’Association des Artistes. Pendant l’exposition d’été 1912 qui coïncidait avec les Jeux olympiques de Stockholm, Jansson fut défendu et comparé au peintre de la Renaissance Luca Signorelli, autant semble-t-il pour l’« humanisme charnel »  de ses modèles, leur style de vie arcadien, que pour le choix des poses provocantes. Dans un milieu artistique encore totalement voué au paysage d’atmosphère romantique idyllique, le critique Tor Hedberg écrivit que le nouveau style de Jansson signalait enfin « l’entrée du nu masculin dans l’art suédois ». Dans son tableau intitulé Athlètes, Jansson trouva indubitablement des accents novateurs qui dépassent le nu mythologique néoclassique, se rapprochant sensiblement de la tradition du XVe siècle. Réhabilité aujourd’hui, Eugène Jansson est reconnu comme le pionnier du nu naturiste, anticipant, en quelque sorte, la peinture hédoniste des piscines avec figures de David Hockney.

PARIS, Musée d’Orsay, jusqu’au 22 août, cat. broché, 104 p., 44 ill. couleur, éd. RMN, 150 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°507 du 1 juin 1999, avec le titre suivant : Eugène Jansson

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