Entretien avec Françoise et Jean-Philippe Billarant

Savoir collectionner l’art d’aujourd’hui

L'ŒIL

Le 1 septembre 1999 - 1517 mots

Le 14 septembre la FIAC ouvre ses portes. À cette occasion, L’Œil vous présente deux collectionneurs modèles : Françoise et Jean-Philippe Billarant. Tous deux suivent la vie du monde de l’art, achètent et commanditent même des œuvres. De Carl Andre à Lawrence Weiner, de Daniel Buren à Michel Verjux, leur collection reflète un goût très strict, sans afféterie ni éclat. Trois professionnels commentent ici leur engagement hors pair.

Comment êtes-vous devenus collectionneurs ?
De formation classique, nous voulions mettre sur nos murs des tableaux anciens, mais les très belles œuvres étaient dans les musées ou inaccessibles financièrement. Très vite, il est apparu évident qu’en nous tournant vers l’art actuel, nous pourrions espérer acquérir les grands classiques de demain. Notre parcours a connu plusieurs étapes, de Chaissac à Magnelli, de Jan Voss à Polke, avant que nous nous engagions vers un art construit et réfléchi ; particulièrement l’art minimal et conceptuel. Dès lors, la collection n’a jamais signifié accumulation mais volonté de défendre la modernité, même si le mot est galvaudé, avec des artistes comme Carl Andre, Daniel Buren, On Kawara, Claude Rutault, Lawrence Weiner, Niele Toroni et François Morellet.

Ce type d’art incarnait la modernité pour vous ?
Incontestablement, ces artistes sont dans la même modernité que Mondrian et Malevitch à leur époque. Ils se situent dans la même tradition de rigueur et d’intelligence que Piero della Francesca, Paolo Uccello ou Poussin, trois peintres que nous admirons particulièrement. À l’opposé, nous citerons, à titre d’exemple, Bonnard, certes merveilleux coloriste mais dont les œuvres ne sont pas « préconstruites » et de ce fait anecdotiques.

En fait, au lieu de collectionner, vous soutenez quelques artistes.
Oui, acheter traduit un engagement en faveur d’un artiste. N’étant ni conservateur, ni critique, ni galeriste, notre seule façon de traduire ce soutien, c’est d’acquérir des œuvres qui répondent à nos exigences. Nous ne recherchons pas l’échantillonnage ou la représentation de notre époque. Nous voulons accompagner les artistes durablement. Cela explique que nous soyons lents avant d’acquérir toute œuvre de nouveaux artistes. Soutenir signifie bien d’autres choses aussi. Les artistes ont besoin d’être aimés ; cela se traduit par l’achat, mais aussi par la présence aux vernissages, aux expositions, par des soirées amicales, les correspondances. Ces relations sont essentielles pour nous.

Vous refusez donc d’être des collectionneurs qui hantent les salles des ventes sans jamais rencontrer l’artiste !
Cela est inconcevable. L’essentiel est d’agir en pleine clarté vis-à-vis des artistes. Nous achetons parfois en salle des ventes et dans ce cas nous en avisons l’artiste.

Le musée serait-il l’endroit le plus juste pour les pièces que vous collectionnez ?
Il n’y a pas de lieu privilégié. Dans notre appartement, il nous semble qu’il existe un dialogue entre les œuvres formant ainsi un ensemble cohérent. Mais pour des raisons matérielles, une œuvre comme Basic Source de Richard Serra, une tonne et demi d’acier reposant sur un angle, ne peut être installé dans un appartement. En fait, nous avons le souci de faire vivre les œuvres en les montrant au public. C’est un devoir pour tout collectionneur. C’est également un grand plaisir. Lorsque Jean-Louis Maubant nous a proposé d’exposer notre collection au Nouveau Musée de Villeurbanne, nous avons rapidement accepté. Nous avions carte blanche pour le choix des artistes, pour la disposition des œuvres. On ne peut rêver conditions plus idéales. Ce fut « Le bel aujourd’hui », titre donné à cette exposition.

Quel regard portez-vous sur la jeune génération ?
Un regard interrogatif. Peut être sommes-nous trop attachés aux artistes que nous collectionnons. En fait nous avons eu la sensation d’une sorte de rupture vers le milieu des années 80 avec une jeune génération d’artistes qui soudain refusent ce qui s’était passé dans les années 70. On peut comprendre les raisons de ce refus. Cependant, cette volonté de table rase a abouti à une sorte de naïveté préjudiciable à la qualité de leurs démarches. Bien sûr les technologies sont aujourd’hui plus performantes et pourtant certaines vidéos des années 60 nous paraissent infiniment plus justes que ces pâles interrogations sur l’intimité qui fleurissent aujourd’hui. À côté de cela, il y a sûrement des œuvres prometteuses.

Découvrez-vous de jeunes artistes ?
Oui, dans les galeries et centres d’art qui proposent des expositions stimulantes.

Et les foires ? La FIAC par exemple.
Les foires permettent aux personnes qui ne connaissent pas l’art contemporain d’appréhender la diversité des mouvements, même si dans ces lieux, l’environnement n’est pas très favorable aux œuvres. Les marchands sont généralement très disponibles, ce qui permet de recueillir des informations utiles.

Collectionnez-vous la photographie, le design ou le dessin ?
La photographie est un domaine dans lequel nous ne nous sentons pas à l’aise, faute de clés, et le dessin nous intéresse peu comme œuvre en soi. Le design nous passionne bien que notre engagement soit très limité : quelques multiples mais aucun prototype. Actuellement, nous aurions sans doute plus envie d’acheter une installation vidéo que du dessin ou des photographies.

Revendez-vous certaines œuvres de votre collection ?
Au début, nous nous sommes séparés de nombreuses œuvres. Actuellement, nous avons le sentiment que les pièces que nous possédons font partie d’un ensemble. S’en séparer n’aurait aucun sens ! Il peut encore nous arriver exceptionnellement de revendre certaines œuvres d’artistes qui sont périphériques dans notre collection, tel Polke. De toute façon nous n’aurions pas pu le suivre. Les prix étaient trop élevés pour nous.

Votre passion pour l’art vous oblige-t-elle à vous déplacer beaucoup ?
Continuellement, en France où à l’étranger, nos week-ends y sont consacrés, nos vacances aussi : Allemagne, Hollande, Belgique, États-Unis...

Quels conseils donneriez-vous à des jeunes collectionneurs ?
Voir beaucoup d’expositions, s’informer auprès de l’artiste, comprendre son langage, déterminer ce qu’il apporte de nouveau. Surtout éviter les coups de cœur qui conduisent à des déceptions car ce n’est pas avec sa sensibilité qu’il faut acheter une œuvre inconnue. Quant aux prix, on sait qu’il y a des périodes d’emballement. Il convient alors de ne pas céder aux tentations spéculatives. C’est ainsi qu’à la fin des années 80, nous avons pris du recul vis-à-vis des arts plastiques pour nous consacrer davantage à la musique classique d’aujourd’hui qui depuis longtemps constitue l’autre grande passion qui nous anime.

C’est de cette époque que datent vos premières commandes d’œuvres musicales ?
Oui, avec Laurent Bayle, directeur de l’Ircam créé par Pierre Boulez et que nous admirons profondément, nous avons initié la même démarche que dans les arts plastiques. Le dialogue avec le compositeur, les invitations à entendre l’œuvre se constituer est un privilège rare. Nous commandons des œuvres régulièrement, tous les dix-huit mois environ. Il est dommage qu’il y ait si peu de personnes privées commanditaires.

Quel est le statut de ces œuvres ? Vous appartiennent-elles ?
Non, nous ne sommes jamais propriétaires d’une œuvre. La propriété intellectuelle revient naturellement au compositeur. Nous apparaissons comme commanditaires. Ce domaine est sans spéculation.

Y-a-t-il d’autres domaines dans lesquels   vous aimeriez vous impliquer ?
L’architecture. Un de nos rêves était de nous faire construire une maison à Paris par un grand architecte, et d’avoir la même aventure dans l’architecture que dans l’art contemporain ou la musique. Mais dans cette ville cela paraît un peu difficile. Il y a de grands architectes à soutenir, des mouvements à défendre.

Pouvez-vous nous parler de l’usine que vous venez de construire avec Dominique Perrault, l’architecte de la Bibliothèque de France ?
Nous pensions qu’il était possible de faire construire par un grand architecte une usine répondant à un cahier des charges précis, rigoureux, le tout pour une enveloppe budgétaire répondant aux normes du marché. Souvent, et particulièrement en France, les dirigeants d’entreprise, innovants dans la gestion, les investissements technologiques et même les relations sociales sont très conservateurs dans leurs choix architecturaux. Le projet qui a été retenu et construit traduit notre volonté d’innovation et de professionnalisme, et à ce titre nos actionnaires en sont satisfaits. Si quelque part cette réalisation rejoint l’art contemporain et la musique que nous aimons, c’est bien parce qu’elle défend la même conception de la modernité.

Analyse et rigueur « Françoise et Jean-Philippe Billarant collectionnent activement l’art conceptuel et de surcroît soutiennent d’autres domaines. Ces actions exceptionnelles conjuguées à un sens de l’écoute de chacun, une générosité sans faille ainsi qu’une extraordinaire ouverture d’esprit, font d’eux des collectionneurs hors pair. Chacun de leurs jugements, qu’il soit esthétique ou humain, résulte d’une longue analyse doublée d’une grande rigueur. Et ce sont avant tout des amis ». Agnès Fierobe, directrice de la galerie Marian Goodman Un engagement presque social « Françoise et Jean-Philippe Billarant associent trois qualités que l’on rencontre rarement chez les collectionneurs français. La première repose sur la radicalité de leurs choix esthétiques, liée à la révolution minimale et conceptuelle des années 70. Leur rôle de collectionneurs – rencontres avec les artistes, voyages multiples – se double d’un fort engagement public, un engagement presque social, qui s’est incarné lors d’expositions comme « Passions privées » au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris ou « Le bel aujourd’hui » à Villeurbane. L’usine construite par Perrault ou leurs commandes auprès de jeunes compositeurs sont du même ordre et restent malheureusement trop exceptionnelles ». Michel Durand-Dessert, galeriste

Un soutien sans faille

« J’ai beaucoup de collectionneurs dans le monde, certains bien plus riches que Françoise et Jean-Philippe Billarant. Mais ce n’est pas à l’aune de la puissance financière que l’on juge un collectionneur. C’est au contraire à sa capacité d’entrer dans votre œuvre, sa capacité à se défaire de tout préjugé pour accepter totalement votre démarche, sa capacité enfin à vous suivre et vous soutenir dans les moments difficiles par mille attentions. De ce point de vue, je pense n’avoir que quelques collectionneurs. Indéniablement, ils en font partie ». Daniel Buren, artiste

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°509 du 1 septembre 1999, avec le titre suivant : Entretien avec Françoise et Jean-Philippe Billarant

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