Djamel Tatah

L'ŒIL

Le 1 mars 2000 - 1192 mots

Des toiles intenses, violentes même, où des corps anonymes et étrangers se croisent sans échanger un seul regard. Les œuvres de Djamel Tatah ne peuvent laisser indifférent. Ce mois-ci, il expose avec Valérie Jouve à la Maison de la Culture d’Amiens.

À fréquenter les toiles de Djamel Tatah, on perçoit vite les liens de parenté qui les unissent. De vastes champs de couleurs intenses engendrent des espaces toujours semblables et pourtant changeants, assez fluides pour qu’un corps puisse y tomber, ou assez denses pour qu’un autre s’y appuie, assez profonds pour qu’un regard s’y perde ou assez proches pour refléter un corps. Les couleurs varient, jamais véritablement uniformes ; les figures également, mains et visages blafards jaillissant de vêtements sombres. Demeure une interrogation constamment réitérée sur l’interface entre les corps et l’espace, celui de la peinture autant que celui du spectateur. À ces constantes s’ajoute un air de famille entre les modèles représentés : yeux et cheveux bruns, entre deux âges, costumes anonymes et sombres. Leurs caractères individuels se résument à leur genre, leurs traits et leur pose. Peu à peu, on a le sentiment de les reconnaître. À la faveur de leur parenté physionomique, une population somme toute homogène se constitue, créant ainsi un système de relations par-delà le procédé de juxtaposition des figures.

Concentration et ouverture
Depuis ses débuts en 1986, l’œuvre de Djamel Tatah évolue vers une simplification et une intensité toujours plus grandes. Les éléments de décor cèdent la place à des formes géométriques simples. Les accessoires disparaissent ainsi que les membres, bras ou jambes, dénudés. Alors l’attention se concentre sur la position du corps, les gestes et les attitudes déclinés de toile en toile, dans une figuration renouvelée qui emprunte son dépouillement à des procédures modulaires abstraites, et dans une redéfinition du portrait désormais laissé en suspens. On perçoit là l’étendue du champ d’expérimentation embrassé par le peintre qui, sillonnant l’histoire artistique (de l’art islamique au cinéma, d’Édouard Manet à Barnett Newman), reste ouvert à toutes les propositions susceptibles de nourrir son expérience personnelle de l’art ; à une donnée immémoriale et universelle – comment investir un espace limité avec un certain nombre de contraintes – s’offre une infinité de solutions.

Des tableaux pour durer
Nulle scène, nul drame, outre celui de solitudes placées côte à côte, impuissantes à activer leurs relations et liens potentiels. Nulle histoire, si ce n’est, à l’échelle de l’œuvre, le surgissement de l’image, les transformations et le vieillissement des modèles. Mais si le temps passe pour les sujets vivants, les œuvres se veulent indestructibles et leur évolution s’inscrit dans une histoire matérielle en quête de préservation.
Jusqu’en 1995, Djamel Tatah a construit des châssis épais à partir de planches brutes assemblées, sur lesquelles était fixée la toile : les bords en sont accidentés, les limites entre bois et toile apparaissent dans des jeux de textures qui encadrent l’image tout en la constituant en objet. Mais faute de bois suffisamment sec et sain, il opte pour des châssis traditionnels à angles droits et uniformément plans, dont les bords se découpent de façon nette sur les cimaises. Nouvelle épuration. Il reste de ces stratégies matérielles et conservatoires l’utilisation d’un mélange de peinture à l’huile et de cire fondue, facteur de stabilité appris de l’Antiquité. D’où une surface lisse et mate qui absorbe la lumière, densifie et approfondit l’espace et renforce la sensualité des œuvres. Outre la technique et par-delà les siècles et les différences de nature, les portraits de Djamel Tatah partagent avec ceux du Fayoum une même étrangeté, qui passe essentiellement par leur regard tantôt refusé, perdu dans la profondeur de la toile, tantôt posé, fixe et profond, sur le spectateur. Mais c’est surtout l’origine même de ce regard qui demeure mystérieuse et qui suspend les portraits dans le silence du temps et de l’espace.

D’où venez-vous ?
Avant de s’imprimer sur la toile, les visages et les corps ont subi un certain nombre de déplacements et de transformations. D’abord photographiés par l’artiste sur un fond neutre, à la recherche d’un geste ou d’une attitude déjà vus ou saisis dans l’instant ; puis numérisés et rassemblés dans une banque d’images permettant toutes les opérations de fragmentation et de combinatoire ; réduits enfin à leurs contours et lignes essentielles, puis reportés sur transparent. Cette première étape est celle de la dématérialisation et de l’effacement du visage, réduit à l’état de traces, dans une tension qui existe dès la prise de vue photographique. Simulacre d’une présence qui en signe irréductiblement l’absence. Ensuite vient la projection sur la toile, recouverte d’une préparation ocre-rouge, mur de couleur et de chair d’où émerge l’image. La peinture alors réinjecte la vie dans les corps et les visages, dans un mouvement de retour qui restaure une présence désormais devenue énigmatique. Sur la peau blanche, sur les yeux et le nez auréolés de bleu, sur les lèvres légèrement rosies, dans les pupilles insensiblement floues, on soupçonne en filigrane les pérégrinations de ces corps disparus puis revenus. Alors le lien avec les portraits du Fayoum, profondément vivants malgré leur destination finale, se fait plus étroit. Portraits chargés de vie, ils présentent à la mort l’image de leur vie et aux vivants un visage de l’au-delà. C’est depuis cet entre-deux que les figures de Djamel Tatah lancent au spectateur une interpellation silencieuse dont résonnent les champs colorés, un cri d’autant plus muet qu’il ne s’inscrit pas de façon visible sur les visages. Proches par la couleur, ou plutôt l’absence de couleur, des personnages peints par Francis Bacon, ils en diffèrent radicalement par leur impassibilité ; la souffrance ne vient pas déchirer les visages et y inscrire la béance, elle les durcit au contraire, elle les ferme.

Faire retour
Par la situation de ces figures grandeur nature, de plain-pied dans l’espace réel, par les vastes plages apparemment vides qui les entourent, les œuvres instaurent avec le spectateur des relations immédiates d’où l’esquive est exclue. Sommes d’intériorités repliées sur elles-mêmes mais perçues sur le mode de l’extériorité, les tableaux de Djamel Tatah évoquent les circonstances, multipliées par la civilisation moderne, où la solitude de l’individu se trouve immergée dans un groupe, où l’être intime bascule dans l’être social. C’est sur ce seuil entre le mode d’être en soi et le mode d’être avec les autres que les figures se situent. Et l’on a l’impression de les croiser, comme des inconnus, au hasard des rues : images, corps anonymes et étrangers, doués d’une existence autonome (en témoigne leur regard perdu dans leurs pensées), mais qui n’acquièrent une consistance que pris dans un réseau de relations, qu’inscrits dans des fragments d’histoires. Le portrait est irréductiblement suspendu à la présence de l’autre, au partage, qu’elle lui reconnaît, d’une appartenance quelle qu’elle soit. Les compositions à plusieurs figures esquissent des situations fréquentes d’intimité forcée avec des inconnus. Par l’exiguïté des lieux, la proximité physique ou le partage d’un parcours, d’une durée. L’intensité, et même la violence, des toiles de Djamel Tatah naissent de ces chocs répétés entre des intériorités, dans un paradoxe fondateur qui suspend l’existence d’un individu à la présence d’un autre, proche ou spectateur extérieur.

AMIENS, Maison de la Culture, 11 mars-30 avril et GENÈVE, galerie Charlotte Moser, jusqu’au 10 mars.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°514 du 1 mars 2000, avec le titre suivant : Djamel Tatah

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