Dessine-moi un mouton

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 26 juin 2017 - 571 mots

Hit  - Ils viennent du monde entier et exécutent les basses œuvres du web : taguer des vidéos, signaler un contenu inapproprié, modérer des commentaires, etc.

Des tâches trop simples, trop monotones pour offrir une quelconque gratification professionnelle, mais trop complexes pour être à ce jour accomplies par des machines. Chaque HIT (Human Intelligence Task, littéralement « tâche requérant une intelligence humaine ») leur vaut entre 5 et 10 cents pour environ une minute de travail, soit bien en deçà du salaire minimum américain. À la fin du mois, l’addition des heures passées devant un écran ne suffira pas à leur composer un revenu – tout juste un complément d’activité obtenu sans aucun contact humain avec un quelconque employeur. La plateforme qui leur permet d’obtenir ce maigre revenu est pourtant un Gafa, et l’une des entreprises les plus florissantes de la « Net economy ». Créé en 2006 par Amazon, Mechanical Turk (M Turk) est une autre déclinaison, bien plus opaque et bien moins médiatisée que l’ubérisation, des mutations du travail induites par les nouvelles technologies. Le service en ligne charrie d’ailleurs peu ou prou la même vision de l’activité humaine qu’Uber : celle-ci n’y est conçue que comme une étape, une forme de concession à l’immaturité de l’intelligence artificielle, et devrait à terme céder sa place aux machines. L’expression HIT en dit long à cet égard : le mètre étalon d’Amazon, c’est l’ordinateur. De même que la révolution industrielle s’est dans un premier temps accompagnée d’une régression tangible des conditions de vie des ouvriers, M Turk peut être tenu pour l’ombre portée de la révolution numérique. Certains y voient l’amorce d’un vaste mouvement de décomposition et de dégradation du travail – un nouveau visage de l’exploitation, connecté, autonome, non contractuel, délesté du droit du travail et absolument précaire.C’est cet envers-là que mettent au jour les quelques artistes s’étant saisis de la plateforme à des fins créatives. Dès 2008, l’Américain Aaron Koblin rassemble dans The Sheep Market une collection de dix mille moutons dessinés par des turkers, et payés 2 cents chacun. Les « œuvres » ainsi exécutées sont ensuite rassemblées sur un site Internet et ironiquement proposées à la vente 20 dollars pièce. Référence à Saint-Exupéry, le motif du mouton choisi par l’artiste souligne à la fois la soumission des travailleurs et le caractère toujours singulier de la créativité humaine ; il pointe en même temps l’aliénation de l’homme par la machine et sa supériorité sur elle. La même année, Aaron Koblin poursuit cette plongée dans les profondeurs de la « data economy » avec Ten Thousand Cents. Cette fois, les 10 000 turkers sont invités à produire pour 1 cent les fragments d’un billet de 100 dollars. Une manière de souligner l’ambivalence du modèle porté par la Silicon Valley, juteux pour les uns, aliénant pour les autres. En 2015, James Coupe s’empare à son tour d’Amazon Mechanical Turk. Dans General Intellect, l’artiste anglais « embauche » pour 3 dollars des turkers et leur demande d’enregistrer et de tagguer toutes les heures entre 9 h et 17 h des vidéos d’une minute. Le résultat est une mosaïque de portraits d’une extraordinaire diversité, où se mêlent femmes au foyer, retraités, salariés, handicapés, asociaux, etc., s’offrant un complément de revenu sur leur lieu de travail. Réflexive, l’œuvre entend dévoiler l’envers de la « data economy ». En donnant un visage, une intimité, une histoire aux soutiers d’Internet, elle les révèle étonnamment proches et familiers. Le turkers, au fond, ce pourrait être bientôt vous et moi.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°703 du 1 juillet 2017, avec le titre suivant : Dessine-moi un mouton

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