Dans le prisme de Werefkin

L'ŒIL

Le 1 avril 2000 - 1617 mots

Après Alexej Jawlensky (L’Œil n°513), le Musée-galerie de la Seita se penche sur la carrière de sa femme, Marianne Werefkin (1860-1938). Dans ses toiles, hautes en couleur, apparaît un univers visionnaire aux accents symbolistes. Un appel à l’imaginaire et au spirituel.

Lorsqu’en 1896 elle quitte sa Russie natale pour s’installer à Munich avec Alexej Jawlensky, Marianne Werefkin prend une étrange décision : elle arrête de peindre pour se consacrer entièrement à l’œuvre de son compagnon, en qui elle pressent l’artisan d’une renaissance artistique. Sa carrière de peintre s’annonçait pourtant sous les meilleurs auspices, au point que cette brillante élève de Ilia Répine s’était vue attribuer le surnom flatteur de « Rembrandt russe ». Mais elle connaissait les limites de ce réalisme virtuose et savait que l’avenir de l’art était ailleurs, qu’il fallait se tourner vers l’Ouest, vers les maîtres de l’art moderne : Van Gogh, Gauguin, Cézanne. À Munich, le salon de Marianne Werefkin devient rapidement l’un des principaux lieux de rencontre des artistes et des intellectuels. On y croise Paul Sérusier, Alfred Kubin, Paul Klee, Lovis Corinth, Franz Marc, Gabriele Münter, Wassily Kandinsky et de nombreux artistes russes. Pendant ces années d’arrêt de sa pratique picturale, Marianne tient une sorte de journal intime où elle consigne à la fois les aléas de sa relation aussi féconde que douloureuse avec Jawlensky, son tourment de ne plus peindre, ses réflexions sur la vie et sur l’art. Ces Lettres à un inconnu (qui est la personnification de l’art lui-même) contiennent des pages dignes d’un grand écrivain, ainsi que des réflexions théoriques du plus grand intérêt. Werefkin y énonce la nécessité de réduire la peinture à ses constituants essentiels (couleurs, lignes, formes) et autonomes par rapport à la réalité objective. Ces éléments formels existent dans un rapport d’identité avec les  sentiments profonds de l’artiste. On reconnaît là une des idées-force développées par Kandinsky dans Du spirituel dans l’art, dix ans plus tard. Il semble que les idées de Marianne Werefkin aient joué un rôle capital au sein du groupe d’artistes dont le noyau dur était constitué des deux couples Jawlensky-Werefkin et Kandinsky-Münter. Ces idées annoncent l’émergence imminente d’une peinture abstraite dont Kandinsky sera le premier héraut. Pour Werefkin, « l’abstrait » désigne une réalité intérieure, un monde d’idées et de sentiments, exprimables à travers les couleurs et les formes, dans un système de représentation non mimétique. Mais elle ne saurait se passer, cependant, de toute référence à la réalité, car l’une des fonctions principales de l’art est « d’exprimer le drame de la vie ». Lorsqu’elle recommence à peindre en 1906, d’emblée elle manifeste une totale maîtrise de son art et se situe à la pointe la plus avancée des recherches artistiques de son époque. Elle a assimilé le cloisonnisme de Gauguin et d’Émile Bernard, connaît les recherches de Matisse et des peintres fauves, se sent proche d’Edvard Munch. Elle est une des protagonistes de cet « expressionnisme symboliste », selon l’expression de Gabrielle Dufour-Kowalska, qui émerge au sein des avant-gardes munichoises. Marianne Werefkin ne cessera plus de peindre, jusqu’à sa mort en 1938, et dans un style qui pour l’essentiel variera peu. Elle emprunte le plus souvent ses thèmes à la vie quotidienne, et les transfigure en visions subjectives chargées de résonances symboliques.

Cette œuvre révèle de profondes affinités avec Edvard Munch que Marianne Werefkin admirait beaucoup. Comme chez le peintre norvégien, la perspective est flexible, aléatoire, le paysage n’est plus un décor mais l’expression d’un climat psychologique, d’une réalité intérieure qui est le véritable sujet de l’œuvre. Deux principes spatiaux contradictoires sont ici à l’œuvre. L’un consiste à découper les formes et à les colorer presque en aplat, sans graduations lumineuses et sans modelé, de façon à créer un espace plat, bidimensionnel et redressé à la verticale. Le sol, les arbres du fond et la masse verte à droite sont ainsi traités. L’autre principe est celui de la perspective classique, appliquée de façon délibérément péremptoire à la rangée de tables dont les lignes de fuite se rejoignent en plein ciel. Une perspective à la fois linéaire et atmosphérique. La couleur des nappes passe du rose-rouge des plus proches au bleu-mauve des plus éloignées, selon un procédé bien connu qui produit l’illusion de l’éloignement. Mais cette illusion est aussitôt contredite par la barre noire qui sépare la dernière table du ciel et ferme impitoyablement l’espace où se situe la scène. Seuls les regards des figures échappent à cette clôture, glissant le long des nappes pour se perdre dans le ciel. Les personnages, vus de dos, semblent enfermés dans une réalité désespérément vide, et nostalgiquement tournés vers un ailleurs, un au-delà, aussi lointain qu’inaccessible.
L’année 1909 est celle de la fondation de la NKVM (Nouvelle association des peintres de Munich) par Werefkin, Kandinsky, Jawlensky et quelques autres moins connus. Cette association joue un rôle essentiel dans la diffusion des idées artistiques nouvelles à Munich. Elle préfigure le mouvement que Kandinsky et Marc créeront deux ans plus tard, le célèbre Blaue Reiter. Cette œuvre est très énigmatique. Qui est la mère des deux enfants ? Pourquoi sont-elles toutes deux en deuil ? Cette étrange peinture, qui mêle les effets décoratifs (dédoublement du motif, découpe des formes en arabesques) et l’humour à une certaine tristesse (le visage difforme des femmes),  a sans doute des implications autobiographiques. On sait par les Lettres à un inconnu, que Marianne Werefkin avait horreur de l’amour physique, et que ses relations avec l’homme qu’elle aima toute sa vie, Alexej Jawlensky, furent chastes. La liaison de son compagnon avec sa propre femme de chambre, Hélène Nesnakomoff, sous son propre toit, et la naissance de leur enfant en 1902, furent pour Marianne une source de tourments. Le deuil, dans ce tableau, pourrait bien être celui de la maternité. L’œuvre surprend par la réduction extrêmement audacieuse de la forme et de la couleur. Comme Matisse, Werefkin découpe dans la couleur traitée en aplats. Elle réduit sa palette à deux accords chromatiques : l’orangé et le vert, le blanc et le noir. À propos de Van Gogh, elle écrit qu’il « tenait peu au credo des soi-disant coloristes pour qui le noir est l’absence et le blanc la réunion de toutes les couleurs. Le noir et le blanc sont pour Van Gogh des valeurs égales aux plus brillantes couleurs de la palette ». Elle fait sienne cette théorie et n’hésite pas à l’appliquer. Ici, l’opposition du noir et du blanc est l’élément dominant du tableau, au plan formel comme au plan symbolique où elle figure la dualité de la vie et de la mort.
Entre son exil volontaire en Allemagne et l’exil forcé en Suisse en 1914, Marianne Werefkin est souvent retournée en Lituanie, alors province russe, où se trouvait le domaine familial de Blagodat. Plusieurs de ces voyages sont documentés par la correspondance de l’artiste, dont l’essentiel se compose de lettres adressées à Jawlensky en 1909-1910. Marianne Werefkin rend alors visite à son frère Pierre, gouverneur de la ville de Kowno. L’intérêt de ses lettres est multiple : documentaire car elles nous renseignent sur les activités de l’artiste, les tableaux qu’elle peint alors et ses rapports avec son pays d’origine (la bonne société dont elle dénonce l’esprit provincial, le matérialisme et l’hypocrisie), littéraire (on y retrouve le même talent que dans les Lettres à un inconnu) et artistique, puisque ces lettres sont souvent magnifiquement enluminées d’une petite scène ou d’un paysage. Mais surtout ces lettres se font l’écho d’une quête d’identité à la fois nationale et artistique. Ces voyages permettent en effet à l’artiste de mieux cerner son « âme russe », de s’identifier à une sensibilité qu’elle partage avec la littérature symboliste russe et son horreur du positivisme, ou avec des auteurs tels que Dostoïevsky ou Leonide Andreiev. Ainsi exprime-t-elle sa perception tragique de la réalité : « Je comprends mieux qu’auparavant que tout mon art s’inspire de mon âme profondément russe et j’ai compris que vivre russe est synonyme de vivre dans l’horreur. Ici tout est horrible, chaque vieille femme qui va chercher de l’eau, chaque vieillard qui tire une luge. On n’a besoin que de les représenter pour que de chacun d’eux naisse une impression de drame, de drame horrible. »
Dans sa conférence de Vilnius, en 1910, Marianne Werefkin présente ses théories esthétiques. Elle défend les démarches les plus abstraites, mais affirme son besoin de rester en contact avec la réalité : « Beaucoup de mes camarades n’ont besoin ni de mouton ni de cheval. Ils parlent directement le langage des symboles premiers, par exemple Kandinsky en peinture ou Schönberg en musique, et ils ont raison, peut-être même plus que moi. Mais mes amis les plus proches et moi-même nous croyons qu’à l’exemple des plus grands maîtres du passé, pour mouvoir la vie, il faut y être inséré fermement. C’est pourquoi nous ne la renions pas, nous ne la fuyons pas, mais nous l’aimons, elle et ses formes ; nous les obligeons à servir notre foi. » Werefkin a toujours peint des représentations de la vie quotidienne du petit peuple, paysans, ouvriers, lavandières. Cette thématique lui est propre au sein de l’expressionnisme munichois, et elle n’est pas sans rapport avec le réalisme « humaniste » de ce groupe de peintres russes ambulants, dont Répine faisait partie. Mais Werefkin élimine toute description et tout pittoresque, transfigure la réalité observée en l’expression d’une réalité intérieure, d’un sentiment, d’une conception de l’existence. À travers ses personnages solitaires, marchant sur les routes des villes ou les chemins de campagne, toujours ployés sous quelque fardeau, l’artiste exprime sa vision toute subjective d’une humanité vouée à la solitude et à la souffrance, prisonnière de « l’horrible réalité ».

- PARIS, Musée-galerie de la Seita, cat. 130 p., 190 F, 19 avril-25 juin.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°515 du 1 avril 2000, avec le titre suivant : Dans le prisme de Werefkin

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