Histoire de l'art

Révisons l’histoire de l’art

Vers une histoire mondiale de l’art

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 22 décembre 2020 - 1075 mots

Une nouvelle géographie des avant-gardes est en train de s’écrire, mettant en lumière, dès le XIXe siècle, de nombreux foyers artistiques « secondaires » longtemps ignorés.

Le XXIe siècle sera multi-culturel ou ne sera pas. Sous l’impulsion des cultural studies et des études postcoloniales, c’est en effet un pan entièrement neuf de l’histoire de l’art moderne et contemporain qui émerge depuis peu dans les accrochages des musées et les expositions temporaires. Cette approche promue par les institutions anglo-saxonnes gagne progressivement du terrain et rebat profondément les cartes. Depuis quelques années, c’est ainsi un regard nettement moins occidental qui prévaut. Ce changement de point de vue permet de réhabiliter quantité de territoires écartés de l’histoire de l’art canonique, traçant progressivement une nouvelle géographie artistique. L’Afrique, le Proche et le Moyen-Orient, sans oublier l’Amérique latine et l’Asie connaissent ainsi un engouement sans précédent et constituent un des axes majeurs d’enrichissement de la quasi-totalité des musées de référence.

Un rééquilibrage politique

Depuis le début des années 2000, les grandes institutions tentent clairement de remettre en question le récit orthodoxe afin de révéler la pluralité des voies de la modernité. L’accélération du phénomène de globalisation a fait voler en éclats le carcan moderniste et occidentalo-centré dans lequel l’histoire de l’art du XXe siècle s’était enfermée excluant, entre autres, quantité de créateurs non occidentaux. Cette réflexion irrigue le milieu universitaire, dans lequel on a vu fleurir des laboratoires d’excellence sur la mondialisation et la réécriture de l’histoire de l’art et, par capillarité, les musées qui se dotent de plus en plus de départements dédiés à ces questions dans l’air du temps. Un des postes de directeur adjoint du Musée national d’art moderne est d’ailleurs consacré à la mondialisation.

Ce changement de braquet significatif s’explique par une nécessité politique de rééquilibrage, mais aussi par des raisons pragmatiques. Ces secteurs moins connus et donc moins cotés que les grands courants modernes sont, eux, encore abordables. À l’heure où les institutions internationales sont plus que jamais en compétition, cette dynamique d’ouverture est donc fondamentale pour constituer de vastes collections. Y compris au MoMA qui, depuis 2010, a acquis un quart de sa collection en prenant fortement en compte cette nouvelle orientation. Autre icône, la Tate Modern communiquait pour l’ouverture de son extension en 2016 sur un accrochage comptant cinquante nationalités différentes. Cette recherche de représentativité de la diversité répond aussi à l’évolution du tourisme international : « Nous avons un public très diversifié et nous ne pouvons pas lui montrer seulement de l’art français ou américain. Il faut lui expliquer comment chaque pays a participé à l’écriture de la modernité », expliquait Catherine Grenier, commissaire de « Modernités plurielles » lors de l’inauguration de ce parcours au Centre Pompidou en 2013.

Un XIXe siècle mondialisé

Cette vision multifocale s’est généralisée, presque banalisée même, en l’espace de quelques années à peine. Particulièrement visible et militante pour le XXe siècle, cette prise en compte de territoires longtemps sous-évalués concerne également les avant-gardes plus anciennes. On le sait, l’histoire de l’art depuis sa fondation s’articule autour de la notion de centre. Ce centre étant le creuset de l’invention et le pôle d’attractivité diffusant vers d’autres foyers secondaires, périphériques. Traditionnellement, on estime ainsi que Paris est le centre de l’art moderne depuis les premières avant-gardes du XIXe siècle jusqu’aux Années folles.

Il y a peu encore, il était rarissime d’évoquer les courants s’étant développés dans les autres grands foyers du XIXe siècle. Depuis trois décennies, publications, projets de recherche et expositions dressent au contraire le portrait d’un autre XIXe siècle, une période éminemment polymorphe, complexe, où la notion de centre versus ses marges est battue en brèche. Les foyers « périphériques » ont longtemps été écartés de l’histoire de l’art traditionnelle, car considérés, à tort, comme des repoussoirs de la modernité où n’auraient œuvré que des seconds couteaux se contentant d’imiter les inventions des avant-gardes héroïques, c’est-à-dire françaises ! Ce mépris tend enfin à céder la place à une vision plus globale et nuancée. On a ainsi vu ressurgir des pans entiers de l’art européen et nord-américain dont les romantiques italiens, les symbolistes slaves, les impressionnistes canadiens, mais aussi de nombreuses écoles du Nord, à l’instar du méconnu mais passionnant âge d’or de la peinture danoise au Petit Palais, à l’automne dernier, et de la modernité insoupçonnée de Krøyer au Musée Marmottan Monet ce mois-ci.

Cette curiosité nouvelle s’explique par l’influence grandissante du postmodernisme sur la discipline qui permet de relativiser les hiérarchies et de réhabiliter des esthétiques, hier encore, jugées moins qualitatives ou inventives. Ce réexamen de foyers moins valorisés a permis de mettre en lumière des territoires laissés en jachère, mais aussi des dynamiques d’échanges et de circulation des œuvres et des artistes démontrant l’internationalisation de l’art à l’époque. Les chercheurs s’accordent sur le fait que le XIXe siècle constitue la première véritable mondialisation de l’histoire, préfigurant par de nombreux aspects celle qui s’est mise en place à l’époque contemporaine.

Des échanges internationaux

Si les artistes ont toujours voyagé depuis le Moyen Âge, on observe cependant une expansion sans précédent en termes d’échanges au XIXe siècle. Une accélération et une amplification imputables à l’essor et à la démocratisation des moyens de transport et de reproduction mécaniques. Œuvres, artistes, galeristes, critiques, mais aussi capitaux circulent comme jamais auparavant. Loin de se résumer à Paris, cet univers nettement moins cloisonné qu’on a bien voulu le dire comptait de nombreuses plaques tournantes : Londres, Bruxelles, Berlin, Vienne, mais aussi Milan et New York. « Le XIXe est un siècle prodigieux parce qu’il y a des foyers dans de nombreux pays qui ont atteint un développement économique considérable avec des réseaux de collectionneurs et des académies », explique Christophe Leribault, directeur du Petit Palais. « Il y a quantité d’artistes étrangers moins connus aujourd’hui, mais qui ont joué un rôle considérable. Certains ont pris leur envol à Paris, Londres ou Munich et y ont fait carrière. D’autres sont rentrés dans leur pays où ils ont développé des talents originaux et créé des cercles importants, et parfois participé à l’éclosion d’une école de peinture moderne. »

Cette nouvelle géographie des avant-gardes se lit dans les nombreuses expositions récentes et au sein des parcours des musées, y compris ceux ayant pourtant longtemps promu une vision très franco-centrée de la modernité. Un changement de mentalité très perceptible par exemple dans le nouvel accrochage du Metropolitan Museum où les chefs-d’œuvre classiques dialoguent depuis peu avec des outsiders tels que Zorn, Sorolla ou encore Klinger, brossant un panorama plus varié et représentatif de cette période foisonnante.

1830
Hokusai peint La Grande Vague, chef-d’œuvre de l’ukiyo-e issu de la série d’estampes des Trente-six vues du mont Fuji, qui inspirera peintres et musiciens bien au-delà du XIXe siècle.
1863
Manet expose son Déjeuner sur l’herbe au nouveau Salon des réfusés qu’il a participé à créer, deux ans avant le scandale d’Olympia. Naissance de la modernité.
1906
>Paul Cézanne décède à Aix-en-Provence. Un an plus tard, son œuvre est exposée à Paris. Radicale, sa peinture marquera de nombreux artistes, dont Matisse et Picasso.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°740 du 1 janvier 2021, avec le titre suivant : Vers une histoire mondiale de l’art

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