Art contemporain

VERBATIM

Soulages dans le texte

Par Henri-François Debailleux · Le Journal des Arts

Le 2 novembre 2022 - 798 mots

Peintre, Pierre Soulages savait aussi formidablement parler de lui, de son rapport à la peinture et de sa démarche.

Pierre Soulages n’hésitait pas à expliquer son travail afin d’éviter les malentendus – s’agissant de la monochromie, par exemple –, ou de mieux faire comprendre ses intentions. Contrairement à beaucoup d’artistes, il savait reconnaître ce qu’il devait aux autres et à ses premières émotions. Les propos retranscrits ci-après ont été recueillis par Henri-François Debailleux depuis 1989.

Le noir

Le noir est une couleur qui m’émeut, qui me touche profondément. C’est aussi une couleur qu’on ne rencontre jamais aussi absolue dans la nature et qui est donc différente de toutes celles qui nous entourent. Elle se met à part comme j’aime que l’œuvre d’art le soit.

Le fondement même de mon travail est de souligner tout le pouvoir que le noir a sur la lumière. Je ne peins pas le noir, ni sur du noir. Ce n’est pas noir sur noir. Je peins dans le noir, mais avec la lumière. Et ce n’est donc plus noir. Ce qui m’importe avant tout, c’est la lumière renvoyée par le noir ; c’est la façon dont ce fond produit cette lumière ; c’est le moment où il cesse d’être noir pour devenir le support d’un reflet dû au travail de la surface. La peinture reçoit la lumière et la renvoie, la modifie, la transforme tout simplement.

Si devant mes tableaux on trouve qu’ils sont simplement noirs, c’est qu’on a le noir dans la tête. Car si on les regarde réellement avec les yeux, on s’aperçoit qu’en fait ils ne sont pas noirs, mais qu’ils sont faits de la lumière que renvoie le noir.

La monochromie

J’ai toujours dit qu’il ne s’agissait pas de monochromes. Pierre Encrevé [auteur du catalogue raisonné, NDLR] emploie, lui, très joliment le terme de peinture « mono-pigmentaire » et ajoute même « à polyvalence chromatique » pour montrer qu’elle change suivant la lumière qu’elle reçoit. J’ai employé moi le terme d’« outrenoir » pour bien marquer que c’est au-delà du noir.

La peinture

La définition de la peinture que je donne depuis très longtemps est que la peinture ne se réduit pas à sa matérialité, mais se situe dans le triple rapport entre celui qui l’a peinte, ce qu’elle est et celui qui la regarde. Dans toutes mes toiles « noires », on voit la lumière venir vers soi et on se rend bien compte que ce sont des reflets. L’organisation d’éclats de lumière différents ainsi renvoyés par la surface fait que l’espace de la toile n’est plus sur la toile, il est devant […]. Celle-ci n’apparaît donc qu’à l’instant où on la regarde puisqu’elle est différente à tout moment, en fonction de l’endroit où on se place et la manière dont on se déplace. Elle est ainsi présente dans l’instant, ce qui lui donne une qualité de présence particulière. Et la présence est pour moi une chose essentielle.

Les rétrospectives

Chaque fois qu’on m’en propose une, j’en suis heureux parce que je vois qu’on s’intéresse à ma peinture ; mais dans le fond, je ne suis pas vraiment concerné car je n’ai pas d’attirance particulière pour le passé et que je regarde peu ce que j’ai fait précédemment […]. Je suis bien plus tourné vers la peinture que je vais faire demain que vers celle que j’ai faite il y a quarante ans. Pour moi, ce sont des pages tournées. Ce qui m’intéresse, ce sont les pages blanches, c’est de pouvoir continuer à peindre, sinon il vaut mieux s’arrêter et se coucher.

L’expressionnisme

Je ne me suis jamais considéré comme expressionniste […] puisque l’expressionnisme se veut communication alors que, pour moi, la peinture est une organisation sur laquelle viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête. Ce qui est tout à fait le contraire de l’expressionnisme […]. Je n’ai jamais cru aux mots en « isme ». […] Lorsqu’on est dans l’activité de la peinture […], on fait simplement quelque chose qui correspond à ce qu’on éprouve, à un besoin qui répond à un désir impérieux. On y est prisonnier du présent. Les théories avant l’acte de peindre sont des illusions. L’idée même d’avant-garde, de mouvement qui devance l’avenir me fait penser à cette caricature de chevalier déclarant : « Avant de partir pour la guerre de Cent Ans… »

Les références

J’ai souvent cité un lavis de Rembrandt représentant une femme couchée qui a été pour moi la source de ma première réflexion sérieuse sur la peinture […] Mais mes premières émotions et réflexions sur l’art en général sont nées devant les menhirs du Musée Fenaille à Rodez, la ville de mon enfance […]. Lorsque j’étais enfant, je faisais des paysages de neige en trempant mon pinceau dans l’encrier, ce qui faisait sourire. Je voulais que mon encre rende le blanc du papier encore plus blanc.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°598 du 4 novembre 2022, avec le titre suivant : Soulages dans le texte

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