Paroles d’artiste

Laurent Grasso

« Une présence fantomatique »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 3 février 2006 - 782 mots

Une double actualité parisienne pour Laurent Grasso : une exposition personnelle à l’Espace Paul-Ricard et deux œuvres présentes dans « Notre histoire… » au Palais de Tokyo (lire p. 11). L’occasion de revenir sur un travail qui interroge, avec une grande subtilité d’effets et de moyens, la possibilité contemporaine du réel, avec des expériences visuelles où la présence constante de l’étrange bouleverse certitudes et habitudes.

Votre exposition « Paracinéma », à l’Espace Paul-Ricard, nous fait pénétrer dans une sorte de paysage fantôme, avec une faible lumière et des photographies qui se dérobent un peu au regard (Sans titre, 2005).
Ces photos sont des sérigraphies avec de l’encre argentée et restent ambiguës quel que soit l’éclairage. Selon la position que l’on prend pour les regarder, on voit une image différente. Elles entrent ici en relation avec l’installation lumineuse Paracinéma bis [2005], réalisée avec des microbilles de verre réfléchissantes, qui, elles aussi, donnent une luminosité différente selon l’axe duquel on les regarde.

De par la spécificité des lieux que vous avez filmés, l’impression fantomatique est confirmée plus loin avec le film Paracinéma (2005). Cette impression est-elle voulue ?
Cela faisait quelque temps que j’avais envie de tourner un « film » dans des décors abandonnés. J’ai d’abord pensé à le réaliser à Los Angeles, et, finalement, lors de mon séjour à la Villa Médicis, à Rome, j’ai organisé un tournage à Cinecittà. L’idée était celle d’une succession de tableaux avec comme l’impression d’une deuxième vie de ces décors ; une existence après leur film, comme s’ils avaient une vie fantomatique qui puisse se mettre en route. Je n’ai pas du tout essayé de refaire un film, mais juste de saisir cette impression étrange et de la construire.
La première fois que je me suis moi-même promené dans ces lieux fut le moment le plus saisissant.
L’impression était celle de marcher dans un film, de marcher dans de la fiction. En outre, d’une manière plus générale, dans mon travail, se retrouve cette volonté de jouer avec le statut des images, le statut de ce qui est filmé, entre de l’artificiel et du réel, du virtuel et du réel, et de maintenir une ambiguïté.

Cinecittà est-il un endroit mort ou vivant ?
C’est comme une espèce d’entre-deux, justement entre la vie et la mort, qui produit cette sensation étrange. Il y a à la fois un côté abandonné et nouveau, car on a l’habitude de voir des choses filmées.

Pour vous, quel est le lien entre le réel et le cinéma ?
Ce qui m’inquiète, c’est que le cinéma devient le réel. Mais c’est aussi ce qui m’intéresse. J’ai l’impression de venir d’une génération qui a été formatée par la fiction et le cinéma, et que ce goût pour une présence fantomatique, un jeu sur le statut de la réalité, vient d’une vision du réel qui serait déjà de la fiction. Il y a une perte de repères : ce qui peut devenir intéressant, c’est la sensation de vivre une expérience. J’aime bien voir mes installations comme des machines autonomes qui fonctionnent seules, et que l’on pénètre, contrairement au cinéma où on nous présente quelque chose. Et puis j’aime modifier un peu les états de conscience et créer des sensations d’inquiétante étrangeté. C’est pourquoi je travaille avec ce que l’on a le plus l’habitude de voir, en essayant de décaler le point de vue.

Vous cherchez à placer le spectateur dans une situation étrange.
Je cherche à réunir des conditions qui vont permettre une expérience. Qu’il n’y ait pas un message délivré, mais plutôt une interrogation. Cela me plaît de ne pas pouvoir appréhender complètement ce qui m’est présenté, c’est pourquoi j’aime bien que mon travail soit un peu labyrinthique, et que les choses restent ouvertes. Cela en devient fantomatique.

Le film Projection (2005), à voir au Palais de Tokyo et qui figure un gros nuage avançant dans les rues de Paris, en même temps que les œuvres de Paracinéma, ont comme un rapport à l’inquiétude. Est-ce une atmosphère que vous cherchez à instiller ?
Je parlerais peut-être moins d’inquiétude que d’une sensation un peu nouvelle. Moi-même, quand je rentre dans un espace où sont présentées des œuvres, j’aime bien me trouver, à un moment donné, face à des choses qui existaient peut-être auparavant, mais qui, agencées d’une certaine façon, mises ensemble me donnent la sensation qui devient inquiétante de quelque chose de nouveau, de quelque chose de jamais vu. C’est plutôt cela qui m’intéresse, provoquer un décalage qui fait que l’on se retrouve face à quelque chose qui peut être inquiétant parce que c’est nouveau.

Laurent Grasso, Paracinéma

Jusqu’au 23 février, Espace Paul-Ricard, 9, rue Royale, 75008 Paris, tél. 01 53 30 88 00, www.espacepaulricard.com, tlj sauf samedi et dimanche, 10h-19h

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°230 du 3 février 2006, avec le titre suivant : Laurent Grasso

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