Bande dessinée

Enki Bilal : un texte peut avoir plus d’impact qu’une vision

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 25 avril 2019 - 904 mots

PARIS

Ce mois-ci, France 5 diffuse sa nouvelle série intitulée « Influences, une histoire de l’art au présent ». Chaque semaine, un documentaire suit un plasticien, un chorégraphe…, le temps d’une création, pour évoquer son parcours, ses maîtres, ses modèles. Partenaire de l’émission, L’Œil a rencontré le dessinateur Enki Bilal pour parler de ses « influences ».

Enki Bilal © Label image
Enki Bilal
© Label image
Vous nous avez donné rendez-vous au Café Marly, face à la pyramide du Louvre. Ce musée, où vous avez exposé en 2013, est-il important pour vous ?

Enki Bilal -  Oui, j’ai découvert le Louvre à l’âge de 15-16 ans, d’abord à travers le département des antiquités égyptiennes. Puis je suis allé vers les tableaux de maîtres : Delacroix et Géricault peignaient sacrément bien les corps, or j’étais à la recherche de modèles. J’ai énormément dessiné LeRadeau de la Méduse ! Et j’ai très tôt compris que l’éclairage latéral ne me convenait pas, même s’il est d’une grande force. Selon moi, le clair-obscur, cette zone d’ombre qui marque les volumes, écrase les corps ; j’ai pris conscience que je ne tomberais pas dans ce réalisme de la lumière. Si on regarde bien mon travail, les éclairages viennent d’en haut depuis très longtemps, quel que soit le positionnement de mes personnages ou le moment de la journée ; cela se traduit sans doute par une forme d’étrangeté. Donc, oui, le fait de se confronter aux chefs-d’œuvre permet de se fabriquer sa propre vision, de se fixer un horizon à atteindre et de se mettre, aussi, en face de soi.

Au fil du temps, quels ont été vos autres modèles en peinture ?

Le Gréco, pour son usage des couleurs, entre autres. Parmi les artistes plus récents, Lucian Freud est infiniment important pour moi, son travail sur le corps est d’une cruauté et d’une vérité incroyables. Et puis Francis Bacon évidemment, ce qu’il fait subir aux anatomies en les distordant… Chez mes contemporains, je citerais volontiers Vladimir Veličković, un peintre d’origine serbe, qui a habité dans la maison où je suis né à Belgrade ! Je pense également à Basquiat : son œuvre peut paraître assez éloignée de mon univers, mais quelque chose se passe quand on est face à ses tableaux, et c’est ce qu’on demande à la peinture, me semble-t-il.

La littérature peut-elle influencer un peintre ?

Oui, j’en ai été conscient en lisant Lovecraft. Les descriptions sont très marquantes dans ses textes, bien sûr. Mais aussi l’emploi récurrent d’un certain lexique, comme l’adjectif « indicible » ; quand j’étais adolescent, moi qui avais appris le français à l’âge de 10 ans, j'ai compris ce mot comme un concept, quand je l'ai découvert, frappé par cette idée d’une réalité qui ne pouvait être ni expliquée, ni montrée… La littérature peut stimuler la création graphique et un texte avoir quelquefois plus d’impact qu’une vision. Peut-être Lovecraft m’aura-t-il plus marqué que Delacroix ou Géricault. Il m’arrive de relire ses nouvelles, elles conservent une forme de magie.

Y a-t-il des titres de bande dessinée qui ont fait office de déclic pour vous ?

Je lis très peu de bande dessinée. Adolescent, j’étais passionné par la langue, par l’écriture – comme celle de Baudelaire dans LesFleurs du mal– et par le dessin : la bande dessinée m’est apparue comme une technique hybride entre les mots et les images, un champ de recherche. Sans rapport à l’enfance. Si j’ai évolué dans mon graphisme, c’est parce que le fait de créer m’intéresse davantage que le médium.

Vous avez réalisé trois longs métrages. Le cinéma tient-il une place importante dans votre vie ?

Oui, je regarde une vingtaine de films par mois. Beaucoup de metteurs en scène actuels m’intéressent. Mais pour ce qui est des influences, on en revient toujours à l’adolescence, où se structurent les choix. Le Kubrick des Sentiers de la gloire, puis de 2001, l’Odyssée de l’espace m’a fasciné, après quoi j’ai regardé tous ses films. Idem pour Andreï Tarkovski, cinéaste russe majeur : Andreï Roublev ou Stalker sont des films magnifiques, dont les thématiques m’ont touché, tout comme son côté mystique – il était réellement croyant, ce n’est pas mon cas. Ensuite, John Ford pour le western, bien sûr. Mais j’ai aimé aussi la Nouvelle Vague, les chefs-d’œuvre de Godard, et puis Alain Resnais, avec lequel j’ai travaillé et qui avait quant à lui une vraie passion pour la bande dessinée, en particulier les comics : Resnais rêvait de faire un film de super-héros américains !

Vous avez rencontré Ridley Scott qui, pour sa part, vous citait comme une de ses références lors du tournage de son film Blade Runner, sorti en 1982…

Oui, il m’a remercié de l’avoir inspiré, ce qui est plutôt agréable. Il faut se rappeler qu’à l’époque, la bande dessinée francophone était en plein essor, entre autres grâce à la revue Métal hurlant, qui publiait des dessinateurs comme Moebius, Caza, Druillet, Mézières… Notre production se retrouvait affichée aux murs des studios de cinéma américains, et constituait une source d’inspiration pour créer sur grand écran des mondes futuristes imaginaires.

Avez-vous envie de retourner derrière la caméra ?

Oui, j’ai un projet personnel, un long métrage intitulé Without Us : un témoin raconte l’histoire de la planète Terre, trois mille ans après la disparition de l’humanité. Le scénario s’inspire d’un essai américain passionnant, Homo Disparitus, sorti en 2007. Brad Pitt avait acheté les droits, qui sont redevenus disponibles. J’ai décidé de réaliser ce film dont j’espère commencer le tournage d’ici fin 2019 ou début 2020.

 

Retrouvez sur France 5 le documentaire Enki Bilal, souvenir du futur de la collection documentaire « Influences, une histoire de l’art au présent » , samedi 4 mai à 22 h 25 dans Passage des arts et dimanche 12 mai à 9 h 25 dans La Galerie France 5.


Partenaire d’« Influences », France Culture propose également de réécouter en podcast l’émission « La Grande Table » d’Enki Bilal du 17/04/2019, À la recherche des data perdues , sur son site Internet www.franceculture.fr.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°723 du 1 mai 2019, avec le titre suivant : Enki Bilal : un texte peut avoir plus d’impact qu’une vision

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