Histoire de l'art

Dis-moi ce que sera demain

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 26 mars 2024 - 1346 mots

Sibylles, prophètes, astrologues, cartomanciennes… Les rituels et techniques visant à prédire l’avenir ont fasciné peintres et écrivains. Puis les artistes, eux-mêmes « voyants », n’ont cessé de faire surgir d’autres possibles.

« Demain est annulé. » À l’orée de l’exposition collective du même nom à la Fondation EDF, cette sentence de Rero s’écrit en caractères noirs sur un fond alternant nuances de rouge et de bleu. Inspiré des Warming Stripes (« rayures de réchauffement ») conçues en 2018 par le climatologue Ed Hawkins pour rendre sensible le changement climatique, ce dégradé de couleurs figure les écarts de température dans un lieu donné par rapport aux normales saisonnières. Une manière de faire sentir d’un seul coup d’œil l’envolée des thermomètres et, pour l’artiste, de suggérer combien cette menace façonne nos représentations et imaginaires du futur.Nos sociétés seraient-elles en panne d’avenir ? Témoins de l’altération rapide de l’environnement, encore sonnées par le surgissement subit d’une pandémie puis d’une guerre aux portes de l’Europe, elles s’inquiètent aussi des incidences à venir des nouvelles technologies – intelligence artificielle en tête. L’idéologie du progrès, héritage le plus sensible des Lumières, semble avoir fait long feu : désormais, on ne se projette plus guère que dans l’imminence d’une catastrophe.« L’inquiétude face à l’avenir est de tous les temps ! » rappelle pourtant Pierre-Gilles Giraud, co-commissaire de « Prédictions, les artistes face à l’avenir », qui s’ouvre au Monastère royal de Brou et à l’espace H2M à Bourg-en-Bresse. Au seuil du parcours, l’exposition rassemble d’ailleurs six versions de l’Apocalypse, du XIVe au XXe siècle. Signées Dürer, Rodin ou Foujita, elles soulignent la fascination de l’Occident pour l’eschatologie religieuse. De fait, s’il est un trait commun à toutes les époques et toutes les civilisations, c’est bien la crainte de voir le monde finir…

lire dans les entrailles des animaux

Pour prévenir cette éventualité, l’humanité a développé un arsenal de rites et de techniques susceptibles d’interpréter les signes environnants. Dans le vol des oiseaux, les entrailles des animaux ou les lignes de la main, elle a confié à divers intercesseurs le soin de prédire l’avenir. L’exposition « Coming Soon » à Lafayette anticipations présente ainsi une maquette mésopotamienne en argile, vieille de plus de quatre millénaires, qui figure les circonvolutions intestinales d’un mouton sacrifié pour une consultation divinatoire. Au Monastère de Brou, « Prédictions » souligne la diversité des figures chargées d’interpréter les signes depuis l’Antiquité gréco-romaine. S’y succèdent les représentations de sibylles, d’anges et de prophètes chrétiens, mais aussi d’astrologues, de cartomanciens ou de sorcières. Sa section contemporaine à l’espace H2M suggère qu’il revient aujourd’hui aux prospectivistes et data analysts de prédire l’avenir. La volonté de connaître ce qui nous attend est un fait anthropologique majeur, qui a donné lieu à de multiples déclinaisons, y compris dans la culture populaire à laquelle « Prédictions » consacre une section.En piochant dans les collections du Monastère de Brou et d’autres musées français, l’exposition cerne cette profusion de figures prophétiques autour d’une ligne de partage plus ou moins étanche entre croyance et superstition. D’un côté, les sibylles et oracles antiques (Tirésias, Cassandre) redécouverts à la Renaissance, les prophètes chrétiens (Jérémie, Ezéchiel, Daniel) et les anges annonciateurs : messagers des dieux, ils tirent leur légitimité de leur statut d’intercesseurs et nourrissent l’iconographie religieuse comme la peinture mythologique. De l’autre, les figures divinatoires, populaires et profanes. À partir du XVIIe siècle, elles irriguent la peinture sous des formes diverses. Il y a bien sûr l’astrologue : dans divers portraits de Ptomélée ou Nostradamus, il est campé en scientifique, avec ses instruments de mesure, avant qu’on ne le distingue de l’astronome pour mieux le renvoyer au rang des superstitions. Mais l’époque moderne consacre surtout la diseuse de bonne aventure, véritable star des scènes de genre : chez Simon Vouet, Le Caravage ou Georges de La Tour, cette femme étrangère, tantôt tzigane, tantôt égyptienne, suscite l’ambivalence, entre fascination pour son exotisme et réprobation de ses crimes.

« un long dérèglement de tous les sens »

Dans la littérature, les figures profanes de la prédiction prennent un tour plus mystique, et parfois inquiétant. La « shakespearemania » qui déferle sur l’Europe à partir du XVIIIe siècle popularise les figures du magicien et surtout de la sorcière. La fameuse scène de Macbeth où le héros écoute les oracles des « trois sœurs du Destin » inspirera aussi bien Füssli que Chassériau et Delacroix. À partir du XIXe siècle, certains artistes se détachent des sources antiques pour aller sonder les mythologies de l’Europe orientale et septentrionale. L’attrait du romantisme puis du symbolisme pour l’irrationnel réhabilite notamment la prophétesse celte Velléda et la geste arthurienne. Chez Charles Voillemot, Odilon Redon ou Victor Hugo, la fascination pour l’occultisme et la divination dévoile alors la face obscure des Lumières. Une autre figure émerge dans la littérature à la fin du XIXe siècle : l’artiste visionnaire. « Au tournant des XIXe et XXe siècles, un changement de paradigme s’opère : les prédictions ne sont plus simplement un sujet iconographique, mais l’art lui-même est investi, par les artistes, d’un pouvoir prédictif, lit-on dans le catalogue Prédictions. Cette tendance allant du romantisme noir au surréalisme fait de l’artiste un prophète, donnant à voir par ses créations l’invisible et l’avenir. » Son parangon est bien sûr Rimbaud. En invitant les poètes à quitter les rivages communs par « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », il inaugure une lignée fertile d’artistes « voyants », qui expliquera pour bonne part l’intérêt du surréalisme pour le rêve, l’inconscient ou la divination. Pourtant, au Monastère de Brou, ce versant reste peu traité, sinon dans le catalogue. Il est en revanche saillant dans « Coming soon » à Lafayette Anticipations. Dans la lignée de l’art brut, l’exposition rassemble d’abord quelques œuvres médiumniques : transcriptions par l’écrivain Harry Kemp de sessions cafédomanciques conduites par la voyante Romany Marie ou dessins géométriques tracés au compas et à la règle par Emma Kunz, guérisseuse et radiesthésiste suisse à qui l’on attribue la prémonition, dès 1938, de la mise au point de la bombe atomique. La section « voir venir » rassemble aussi un petit corpus d’œuvres prémonitoires, depuis les épisodes des Simpson annonçant l’élection de Trump jusqu’au faux sitcom imaginé par Neil Beloufa en 2014 autour d’une pandémie (Host C – Screen Talk).

retour de l’utopie pour « réparer le futur »

Dans l’art contemporain, l’artiste se fait aussi le témoin des prédictions fournies en masse par les outils informatiques. À l’espace H2M, Esmeralda Kosmatopoulos utilise l’écriture prédictive de nos claviers de smartphone pour produire des « haïkus numériques ». Dans la série de dessinsÀ la recherche du miracle économique, Julien Prévieux s’inspire du « code de la Bible » – qui permettrait de découvrir des significations cachées dans les textes sacrés –, et l’applique aux grands textes de la pensée économique moderne.Mais les artistes contemporains renversent, en quelque sorte, les termes de la question. En suggérant que la prospective et les data analysts ont rendu l’avenir un peu trop certain, ils invitent à réintroduire une part d’inconnu, sinon d’utopie. C’est peut-être en ce sens qu’il faut interpréter le film No More ­Reality de Philippe Parreno présenté dans « Coming soon ». On y voit des enfants – symboles convenus de l’avenir – manifester pour que la réalité soit abolie. En lieu et place d’un présent déceptif, il appartient alors à l’art d’imaginer d’autres futurs. Aussi l’exposition fait-elle une place de choix à l’afro-futurisme. Entre science-fiction et réinterprétation de l’histoire afro-américaine, ce mouvement culturel campe les Noirs en perpétuels aliens, dont la possible émancipation serait spatiale (Space Is the Place, proclame Sun Ra, dans son film de 1972).Face à un avenir écrit d’avance, l’art laisse aussi entrevoir le pas de côté. À la fondation EDF, il renoue avec des gestes anciens et imite le vivant pour mieux retrouver un ancrage. Parfois, il invite aussi à prendre son temps, à l’instar du manifeste du Slow Art cosigné par douze artistes à Fribourg en 1993. Dans l’exposition, le duo Art orienté objet en présente une version gravée dans la pierre (Tables du slow art, 2023), en forme de spirale. Le matériau choisi et la disposition circulaire du texte proposent un autre régime de la création, qui respecte enfin l’environnement. Une manière, comme le suggère encore Rero à l’entrée de la fondation EDF, de « réparer le futur ».

À lire
Catalogue « Prédictions. Les artistes face à l’avenir »,
collectif, In fine, 176 pages, 25 €.
Catalogue « Demain est annulé, »
sous la direction de Dominique Bourg, Le bord de l’eau, 128 pages, 18 €.
À voir
« Prédictions, les artistes face à l’avenir »,
Monastère royal de Brou, 63 boulevard de Brou, et H2M-Espace d’art contemporain, 5 rue Teynière, Bourg-en-Bresse (01), jusqu’au 23 juin.
« Coming soon. En attendant demain »,
Lafayette Anticipations, 9 rue du Plâtre, Paris-4e, jusqu’au 12 mai.
« Demain est annulé… De l’art et des regards sur la sobriété »
Fondation EDF, 6 rue Juliette Récamier, Paris-7e, jusqu’au 29 septembre.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°774 du 1 avril 2024, avec le titre suivant : Dis-moi ce que sera demain

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