Art contemporain

Dans la tête de Jérôme Zonder

Par Amélie Adamo · L'ŒIL

Le 26 septembre 2023 - 2068 mots

À moins de 50 ans, il est aujourd’hui l’un des représentants majeurs du dessin contemporain. Pour preuve, la magnifique exposition qui lui est consacrée au Luxembourg, avant le MAHJ, à Paris, en juin 2024.

Juillet, 13e arrondissement. Alors que la plupart des Parisiens ont fui la ville pour la retraite estivale, Jérôme Zonder (né en 1974), cheveux hirsutes et du noir plein les mains, nous ouvre les portes de son atelier. Il nous fait une place pour s’assoir en poussant du pied un amas de papiers, de cartons, de crayons et autres trucs traînant par terre. C’est dans ce joyeux bazar, fourmillant de dessins du sol aux murs, qu’il demeurera tout l’été. Ultra-concentré, au calme ou en écoutant la radio, il y dessinera du matin au soir, préparation d’une importante exposition au Luxembourg oblige. Entrer dans l’atelier de Jérôme Zonder, c’est comme se glisser à l’intérieur de sa tête. Mille images, pensées, sensations s’y télescopent à la seconde. Ça pulse. Vivant.

Univers foisonnant et immersif

Dans le milieu de l’art, il y a ceux qui l’ont connu dès ses débuts, dans les années 2000, à la Galerie Eva Hober. D’autres l’ont découvert dix ans plus tard à la Maison rouge. Peu importe les goûts de chacun, tous ceux qui ont vu une exposition de Jérôme Zonder s’accordent sur un fait : ça ne s’oublie pas. Son univers foisonnant et immersif, qui prolifère dans l’espace réel en mode installation, est un uppercut pour la rétine. Nul n’y reste indifférent. C’est impressionnant ce que Jérôme Zonder sait faire, juste avec une main, un crayon et de la poudre noire. Fascinant tout ce temps passé à l’atelier à acquérir la maîtrise de son médium, à rejouer sans fin le jeu du dessin avec de nouvelles règles. Jérôme Zonder fait de cette pratique une œuvre vivante et mouvante, dont le fond et la forme, inscrits dans un continuum historique, sont en perpétuelle évolution. Ainsi, la galeriste Nathalie Obadia ressent un véritable « choc » lorsqu’elle découvre le travail de Jérôme Zonder à la Maison rouge, en 2015. Un an après seulement, elle propose à l’artiste un solo dans sa galerie bruxelloise. À cette époque, le dessinateur lui apparaît comme « un grand artiste doté d’une puissance créatrice et d’une exigence hors norme pour son âge ». Ce sentiment n’a pas changé depuis. Ainsi, confie-t-elle aujourd’hui, sur ce qui fait la singularité de l’artiste dans le paysage de l’art contemporain : « Alors que l’on assiste de plus en plus souvent à une course à la performance technologique de la part des artistes et des commanditaires pour occuper des espaces d’exposition qui nécessitent des moyens de production très sophistiqués et onéreux, Jérôme Zonder, à travers ses expositions, sait à la fois se réinventer et rester lui-même avec la modestie de sa pratique qu’il manie avec une infinité de nuances. »

REPousser les limites du dessin

De cette « extraordinaire » exposition à la Maison rouge, Yannick Mercoyrol, directeur de la programmation culturelle du château de Chambord, se souvient lui aussi, encore aujourd’hui : « C’est peu dire qu’elle m’a impressionné : tant de maîtrise, d’intelligence plastique, de puissance d’évocation dans le dispositif mis en place, immédiatement sensibles pour le spectateur délicieusement pris au piège d’une œuvre dont on sentait qu’elle traçait un chemin singulier et conscient. Moins une exposition qu’un art poétique, ai-je pensé alors, et toujours depuis. » Selon lui, il y a dans le travail de Jérôme Zonder « une double singularité qui saute aux yeux : l’usage exclusif du dessin et l’exceptionnelle virtuosité technique – ce qui n’est certes pas suffisant, mais néanmoins nécessaire, et rare, dans le paysage aujourd’hui ». Ainsi, précise-t-il, « Jérôme maîtrise à la perfection son médium d’élection ; il est tout simplement le meilleur dessinateur de sa génération, et l’un des plus grands artistes du dessin tout court. Mais ce qui est plus décisif encore, c’est la manière dont il creuse et invente des possibilités dans le cadre restrictif du dessin, selon des modalités qui cheminent d’exposition en exposition : son dessin est une pensée en mouvement dans la tectonique des formes. »Des personnages allégories de notre époqueParmi ces modalités du dessin dont parle Yannick Mercoyrol : la narration. Évolutive, la trame narrative imaginée par Jérôme Zonder s’est construite autour de trois personnages fictifs. Nés en 2000, Garance, Pierre-François et Baptiste sont les enfants du siècle. Références aux Enfants du paradis de Marcel Carné, ils deviennent entre ses mains des allégories grâce auxquelles l’artiste brosse le portrait de l’époque. Son sujet, c’est cette trame narrative libre et mouvante. Il en renouvelle sans cesse la focale, réinventant la notion de portrait. Frontalement ou de manière plus intériorisée, Jérôme Zonder nous donne à sentir la vie de ces trois enfants qui vieillissent au fil des œuvres. À travers les portraits de ces trois personnages, dans la tête et le corps desquels on plonge, gravite une multitude de motifs.

Contiguïté du bien et du mal

Ces motifs proviennent de plusieurs sources, qui peuvent être des documents d’archives historiques, des images d’actualité trouvées sur Internet ou dans les médias, des emprunts à l’art ou à la culture populaire (cinéma, science-fiction, littérature, bande dessinée, etc.). Mais bien qu’hétérogènes, toutes ces sources constituent un même corps, le corps de nos inconscients collectifs. Le corps de notre histoire, en tant « qu’espèce narrative ». Comme le rappelle Jérôme Zonder : « On n’est jamais sortis de l’histoire, le récit de ce qu’on fait, de ce qu’on est, de comment on s’organise : c’est quelque chose qui nous définit en tant qu’espèce. L’espèce humaine peut s’enflammer pour une idée qui, parfois, n’existe pas. » Quelle qu’en soit la nature, réelle ou fictionnelle, « quand on y adhère, ce récit imprime en masse et individuellement le corps des gens ». Idéologies politiques, croyances religieuses, foi aveugle dans les sauts technologiques et scientifiques : ambivalentes, ces adhésions engendrent le pire comme le meilleur. C’est cette contiguïté du bien et du mal que donne à sentir l’œuvre de Jérôme Zonder. L’histoire de l’aventure humaine n’a cessé de s’écrire dans l’encre des pulsions. De vie comme de mort. Dessiner pour Jérôme Zonder, « c’est poser des problèmes de limites, et essayer d’être à la démesure du monde dans lequel on vit ». Sinon, précise-t-il, « c’est travailler avec les solutions des autres, ce n’est pas intéressant. C’est la pulsation qui m’intéresse, la pulsation de la vie. Le rythme. C’est Céline et c’est Joyce. Ce sont des questions de style, c’est l’écriture. Si tu prends un répertoire formel que tu adoptes et que tu plaques, c’est comme si tu fermais la porte. » L’expérimentation formelle que développe l’artiste depuis ses débuts est une tentative pour capter la vibration de cette intensité tragique du monde. Pour faire entrer le monde dans l’œuvre, physiquement.Il y a dans cette recherche un caractère organique. Jérôme Zonder explore la chair même du dessin. La poudre de graphite déjà, c’est un état du carbone qui nous constitue, sur une autre échelle, sur un autre temps, mais c’est la même matière. Et c’est bien le corps de l’histoire, notre corps, qui devient le matériau de l’artiste. Chaque œuvre, chaque écriture, en donne une sensation différente, une focale singulière. Plongée dans une réalité organique ou cellulaire. Frontalité d’une perception hyperréaliste. Ce qui fait la force de Jérôme Zonder, c’est d’avoir su créer une œuvre formellement vivante. Ouverte. Aucun enfermement de style. L’artiste s’est consciemment inscrit dans un continuum historique. Conscient de devoir apprivoiser les formes déjà domestiquées par l’histoire de l’art, pour mieux les détourner, les renverser, il a pris le temps d’assimiler les codes du classique, de maîtriser les virtuosités hyperréalistes. Mais pas que. Il a aussi exploré les écritures plus brutes, plus matiéristes, plus expressionnistes.

Le corps de l’image

À chaque fois, l’expérimentation formelle pose la question du corps. Avec, par exemple, la série Chairs grises, les dessins sont réalisés au doigt et à la poudre de graphite, à partir de photos liées à la Shoah. Pour la critique et historienne d’art Catherine Francblin, « ces dessins semblaient établir un contact charnel avec les victimes ». Ainsi, précise-t-elle, « avec ses doigts imprégnés d’une matière semblable à de la cendre, Jérôme Zonder ne parvient pas seulement à redonner chair aux ombres du passé, il les accompagne dans leur solitude. Les victimes ne sont pas devant lui comme un spectacle ; sa méthode de dessin lui permet de faire corps avec elles, de les approcher, de les toucher pour leur prodiguer comme une ultime caresse. » Parfois, au sein d’une même œuvre, ce sont plusieurs écritures qui se télescopent. Cette exploration des hétérogènes était déjà présente dans les portraits de Pierre-François exposés dans le dernier solo parisien de Jérôme Zonder à la Galerie Obadia : plongée intérieure et psychologique, chaque portrait se constituait de plusieurs parties narratives aux écritures variées correspondant aux différents organes du personnage. Mais cette recherche a pris plus d’ampleur aujourd’hui. La preuve : son exposition au Casino Luxembourg, entièrement conçue pour le lieu. Grande fête dionysiaque, délirante et démesurée où tout cohabite, lutte, dialogue. Et le fond et la forme, et la narration et la matière.

Esthétique du clash et résistance

Que dit ce conflit des écritures, cette violence formelle ? Bien sûr, il y a là le reflet de ce que nous sommes. De ce qui se trame à l’intérieur de nos têtes. De ce qui lutte entre notre moi sauvage et toutes les représentations qui nous formatent. Palimpseste d’images, de sensations, de souvenirs, de fantasmes, de peurs. Entremêlement de contradictions, de mémoires fragmentées, de connexions cellulaires et cérébrales. Bien sûr, il y a là le reflet de la folie du monde actuel dans lequel l’espèce est prise : ce monde de l’ubiquité, de l’hubris, où le flux du dehors pénètre en continu au-dedans, où tout circule, prolifère jusqu’à l’outrance, de manière délirante, hors limites.Mais plus encore, cette hétérogénéité de l’œuvre de Jérôme Zonder pose la question de la résistance. Au sens politique et anthropologique. Parce qu’elle refuse de se laisser enfermer dans un sens préétabli. Parce qu’elle repose sans tabou la question de la laideur du monde. De l’imperfection, du flou, de l’agressif. Parce qu’elle redonne de l’épaisseur à l’image, au corps. Parce qu’elle renoue ainsi avec le corps souffrant de l’autre. Parce qu’elle « reprend la main », comme le souligne Yannick Mercoyrol, sur le flot des images tirées de l’actualité, « pour en augmenter la charge à la fois humaine, mémorielle et inactuelle ». L’œuvre de Jérôme Zonder résiste. Elle résiste au flux des images médiatiques qui désincarne, déshumanise, isole. Elle résiste, note Catherine Francblin, « à l’indifférence d’une société qui se contente souvent de simulacres ». Elle résiste à la manipulation. À la domestication. À la violence. Elle résiste à la folie du monde. Elle résiste. Comme elle respire. Vivante.

 

1974
Naissance à Paris
2001
Diplômé des Beaux-Arts de Paris
2004
« Mise au point » , premier solo show à la Galerie Eva Hober, Paris
2016
« Garance » , premier solo show à la Galerie Nathalie Obadia, Bruxelles
2018
« Devenir traces » , domaine de Chambord
2023
D’octobre à février 2024, exposition au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, Luxembourg
2024
De juin à octobre, exposition au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris

Parcours immersif dans une joyeuse apocalypse 

Hormis un grand mur de dessins, dont une partie fut commencée il y a deux ans, l’ensemble du projet proposé par Jérôme Zonder est une création inédite, imaginée et produite pour l’endroit. Ancien casino, l’espace d’exposition était un lieu de fête, construit au XIXe siècle, qui servait de villégiature pour la grande bourgeoisie luxembourgeoise et internationale. Ce motif de la fête, Jérôme Zonder se l’approprie pour déambuler dans le travail du dessin et jouer librement avec la représentation. Silhouettes de danseurs dans l’espace réel, grand mur de dessins où fourmillent jusqu’à l’informe une multitude d’images, création au sol d’un grand damier de jeux d’échecs et de l’oie, anamorphoses, petites sculptures représentant une roue et une cage de hamster. Dans ce parcours immersif, conçu comme une danse au mouvement circulaire, tout le grand Zonder est là, déployé avec une puissance et une démesure radicalement hallucinantes. Tous les motifs chers à l’artiste, tous les référents, tous les systèmes graphiques s’interpénètrent et résonnent. Dans un parcours à l’ironie mordante qui va de l’image à la matière, du laid au joli, de la vie à la mort. Une traversée un peu dingue de la société actuelle, à l’image de sa démesure.

Amélie Adamo

 

« Jérôme Zonder. Joyeuse apocalypse ! »,

Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, 41, rue Notre-Dame, 2240 Ville-Haute Luxembourg, d’octobre à février 2024, casino-luxembourg.lu

À lire
À paraître au printemps 2024, un ouvrage de Catherine Francblin sur l’ensemble des dessins de Jérôme Zonder, aux éditions United Dead Artists.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°768 du 1 octobre 2023, avec le titre suivant : Dans la tête de Jérôme Zonder

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