Constant, l’homme révolté

L'ŒIL

Le 1 juillet 2001 - 1330 mots

Le parcours artistique de Constant pourrait bien illustrer les noces difficiles, mais néanmoins fécondes, de la peinture et de la révolution. Membre
du mouvement Cobra, puis de l’Internationale situationniste,
il abandonne la peinture pour l’urbanisme, puis y revient en 1969. Le Musée Picasso d’Antibes retrace cet été l’itinéraire d’un artiste qui rêvait de changer le monde.

Dans l’immédiat après-guerre, en 1948, c’est au Nord de l’Europe que se forme un bouillonnant courant artistique nommé Cobra (d’après les lettres initiales de Copenhague, Bruxelles et Amsterdam). Ce serpent aux multiples mains et dont Constant est l’une des têtes pensantes, saute sauvagement à la gorge d’une culture considérée, d’un point de vue marxiste, comme l’otage des classes dirigeantes. Né en 1921 à Amsterdam, Constant Anton Nieuwenhuys, dont le nom d’artiste se réduira plus tard à son prénom, est aussi un remarquable théoricien. Dans son Manifeste de 1948, il dénonçait déjà l’individualisme artistique induit par la société bourgeoise, la culture élitiste fondée sur des hiérarchies sociales et séparée de la vie. Il en appelle à un art populaire, conçu comme « expression vitale, directe et collective ». Cet art « ne reconnaît d’autre norme que celle de l’expressivité et crée spontanément ce que l’intuition lui souffle ». La spontanéité, différente de l’automatisme surréaliste en ceci qu’elle est active et exalte l’instinct, est un des maîtres-mots de Cobra. Désir en est un autre : « c’est notre désir qui fait la révolution ».
L’art des enfants, préféré à celui des musées, est une référence majeure pour ces artistes qui envisagent la liberté sous les auspices du jeu et du plaisir : « La libération du potentiel ludique de l’homme est directement liée à sa libération en tant qu’être social ». Cet Homo ludens restera une notion centrale dans l’œuvre de Constant. Du milieu des années 40 à celles qui suivent la dissolution de Cobra en 1951, Constant peint des œuvres d’une grâce et d’une fraîcheur incomparables : Le Coq hardi, L’Ombre, Les Masques de la désobéissance, Carnaval, Femme qui a blessé un oiseau avec une feuille morte, Fête de la tristesse, Après nous la liberté... Il décline quelques thèmes élémentaires (animaux ou formes animalisées, roue, soleil, échelle) évoquant le primitif, l’originel, l’imagination enfantine, avec une fluidité et un naturel qui font de ces toiles d’ineffables visions. Si Cobra apparaît comme un mouvement essentiellement pictural, son projet révolutionnaire impliquait pourtant le dépassement de la peinture. Séjournant à Londres en 1953, Constant travaille avec l’architecte Aldo Van Eyck. Ses toiles deviennent géométriques, virage surprenant pour un artiste qui avait clamé sa haine du formalisme. En fait, il s’agit d’une brève transition vers un autre virage, encore plus radical, qui mènera l’artiste à abandonner l’espace subjectif de la peinture pour travailler l’espace collectif.

Faire régner l’Homo ludens
En 1956, au cours du congrès « Pour un Bauhaus imaginiste » réuni par les peintres Giuseppe Pinot Gallizio et Asger Jorn à Alba en Italie, Constant rencontre Guy Debord. Ensemble, ils travaillent au concept d’« urbanisme unitaire » qui marque les débuts de l’Internationale situationniste. Constant écrit : « aucune peinture n’est défendable du point de vue situationniste ». Ou encore : « La peinture et la littérature, usées à fond, sont devenues incapables d’aucune révélation. Ces arts, liés à une attitude mystique et individualiste, sont inutilisables pour nous. Nous devons donc inventer de nouvelles techniques dans tous les domaines visuels, oraux, psychologiques, pour les unir plus tard dans l’activité complexe qui engendrera l’urbanisme unitaire ». Constant va donner corps à ce concept, « socle d’une civilisation des loisirs et du jeu », à travers un projet qui va l’occuper pendant une dizaine d’années : New Babylon (1959-69). Il s’agit de la définition théorique et visuelle d’un urbanisme utopique reposant sur l’établissement d’un nouveau modèle social. A la société « utilitariste » qui est la nôtre, a succédé le règne d’Homo ludens. L’homme est désormais libéré de la servitude du travail (par l’automatisation des activités utiles) et peut enfin exercer librement ses facultés créatrices. Il jouit de temps libre et d’une grande indépendance par rapport aux lieux (de travail, de séjour), il devient donc extrêmement mobile. Cette société créée à l’image du « royaume marxien de la liberté » devrait inventer un nouveau cadre urbain correspondant à ses besoins. A partir de structures fixes où seraient centralisées les fonctions de production, la New Babylon de Constant  apparaît comme une prolifération d’espaces modulables au gré des besoins, des désirs et de l’inventivité des groupes humains qui y vivent. Ces espaces urbains aux multiples et changeantes « ambiances », connectés en réseau, forment une structure labyrinthique pouvant couvrir l’ensemble de la planète. New Babylon existe à travers des sculptures-maquettes réalisées en matériaux industriels (plexiglas, tôle, aluminium) dans la lignée des sculptures constructivistes russes de Gabo, Pevsner ou Tatlin, mais aussi à travers de multiples textes, dessins, photomontages, plans... L’utopie concrète de Constant s’inscrit dans un courant de contestation du modèle fonctionnaliste menée par des artistes tels que le peintre zurichois Walter Jonas (1958), l’Autrichien Hundertwasser (1968) ou encore Jean Dubuffet avec ses « édifices ».
Le retour à la peinture, assumé à partir de 1970, est un nouveau virage, aussi radical que le précédent, mais plus problématique. Comment, en effet, justifier ce qui, du point de vue de la logique révolutionnaire, apparaît fatalement comme une régression ou un pis-aller ? Constant dira plus tard : « Je suis rentré dans la tour d’ivoire. Ce n’est pas que je sois devenu individualiste mais je reste en position d’attente. Je ne vois pas d’indices dans les mouvements politiques du moment. Je vis forcément dans la solitude, contre mon gré. J’ai le choix entre faire mon métier de peintre le mieux possible, toujours avec une arrière-pensée de critique sociale, ou vivre dans le maquis, en cachette de l’histoire ». Dans un premier temps, Constant prolonge en peinture l’espace labyrinthique qui fut celui de New Babylon, avec ses multiples ouvertures, les différents niveaux reliés par des échelles, les points de fuite multipliés, les claustras et les parois coulissantes qui évoquent désormais les toiles dressées dans l’atelier. Cet espace peut atteindre une complexité « piranésienne », bien qu’il soit voué à la transparence, au grand jour et à la libre circulation (Ode à l’Odéon, 1969). Mais il va bientôt se simplifier, présentant des « chambres », puis un espace scénique central investi par des actions. Constant y convoque les acteurs de tragédies contemporaines (Le Viol, Le Procès, L’Insurrection, L’Exécution, L’Interrogatoire), des mythes anciens ou littéraires (Orphée, Vénus, Prométhée, Cyrano, Justine, Ubu) ou d’une dramaturgie personnelle (La Mort de l’aimée, L’Atelier du peintre). Si le sujet est pleinement réinstauré, la figuration, d’abord plus ou moins tachiste ou informelle, devient précise et quasiment naturaliste.

Les maîtres anciens revisités
Il semble que Constant, après l’impasse où l’avait conduit New Babylon, ait entrepris une patiente et laborieuse reconstruction de la peinture. Il revisite les maîtres anciens, retient la blondeur des Vénitiens et de Rubens, interroge Delacroix et Cézanne. La pratique régulière de l’aquarelle semble avoir infléchi et déteint sur sa technique picturale. C’est à elle sans doute que l’artiste doit la fluidité des formes et des couleurs, l’espace aérien par lesquels ses meilleures toiles nous séduisent. A l’instar de Cézanne, Constant ne modèle pas, mais module la couleur. L’analogie musicale, soulignée par certains thèmes (Winterreise, en hommage à Franz Schubert) vaut en particulier pour son travail des années 1980-90. Les riches harmonies colorées créent des résonances profondes, des échos voilés, elles suscitent un climat de ferveur musicale ou de méditation enchantée. C’est le cas dans les différentes versions d’Orphée, avec leurs animaux subjugués, leur lumière d’un temps retrouvé. La qualité poétique résulte d’une patiente élaboration, et non d’une intuition spontanément livrée, comme dans les  années Cobra. La voix n’est plus la même : aux chants de l’innocence ont succédé les chants de l’expérience. Entre les deux, Constant aura sans doute perdu l’illusion que l’art pouvait changer le monde.

- ANTIBES, Musée Picasso, château Grimaldi, tél. 04 92 90 54 20, 30 juin-15 octobre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°528 du 1 juillet 2001, avec le titre suivant : Constant, l’homme révolté

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