Calder Miró, dialogue aérien

L'ŒIL

Le 1 juillet 2004 - 1353 mots

Une amitié profonde lie Joan Miró et Alexander Calder, de 1928 à la mort du second en 1976. Avec une soixantaine de toiles du premier et plus de soixante-dix mobiles et stabiles de Calder, la fondation Beyeler propose un dialogue ludique et poétique où s’exprime un goût commun pour l’investissement total de l’espace, dans une profusion de formes et de couleurs.

Pour une exposition consacrée à deux artistes dont le travail habite véritablement l’espace, celui de l’exposition se devait d’être particulièrement pensé, pour mettre en valeur les œuvres de l’un et de l’autre. Les salles de la fondation Beyeler se prêtent, par leurs dimensions et leur clarté, à des présentations de ce type. La scénographie de l’exposition frôle la perfection, avec une intelligence rare dans les rapprochements et des salles qui ont chacune une couleur, un sens, un dynamisme ; sans chercher forcément à établir des résonances directes entre les deux œuvres, puisque dans la majorité des cas, on ne sait pas qui a exercé une influence sur l’autre. Le point de départ est l’amitié, et les affinités évidentes qui traversent les œuvres. Il est étonnant qu’aucune exposition d’envergure n’ait jusqu’ici traité le rapport entre les créations de ces deux artistes que tout rassemble, l’aléatoire – important dans le surréalisme, très présent chez Calder qui ne produisait pas de croquis avant de concevoir ses mobiles –, l’équilibre, les formes organiques ou végétales – Miró encourage Calder à développer son vocabulaire formel, à inventer des créatures fantastiques –, l’appréhension de l’espace comme art total, l’univers comme sujet. Seules les techniques diffèrent. Les œuvres sélectionnées pour l’exposition, soixante du peintre et environ soixante-dix du sculpteur prennent par leur agencement une dimension nouvelle, dans un face-à-face léger, aérien, où tout est beau, ludique et poétique.
Joan Miró (1893-1983) et Alexander Calder (1898-1976) se rencontrent dans le Paris des avant-gardes, en 1928, dans l’atelier du peintre espagnol. Ils resteront proches jusqu’à la disparition de Calder. Les œuvres retenues pour l’exposition appartiennent à la période 1920-1949 ; certaines pièces présentées en ouverture du parcours datent d’avant leur rencontre et montrent déjà une même attirance pour des thèmes comme le jeu et le cirque. Dans des peintures oniriques chez l’un, dans des sculptures en fil de fer – Les Acrobates ou le célèbre Cirque Calder (1926-1930), représenté dans l’exposition par le court-métrage de Carlos Vilardebó (1961) – pour l’autre. Viennent ensuite les visages en fil de fer de Calder et des œuvres non dénuées d’humour dans la même technique (Printemps, 1928). Ce type de travail linéaire trouve un écho chez Miró dans des œuvres comme Peinture (1930) ou la série des Tête d’homme (1931). Pour Miró, les années 1930 et 1940 sont celles de la maturité et de l’explosion des formes et des couleurs. Pour Calder, ce sont celles de la naissance puis du développement des deux grands types d’œuvres qui caractérisent ses recherches, les mobiles – nommés ainsi par Duchamp en 1931 – faits de feuilles de métal fixées à des tiges de fil de fer flexibles, motorisés ou non, et les stabiles, sculptures statiques qui prendront une dimension monumentale au cours des années 1950 et 1960.

Myriades d’étoiles et bestiaire fantastique
En 1930, Calder visite l’atelier de Mondrian. Séduit par ses compositions construites par des réseaux de lignes, il dit à l’artiste qu’il faudrait faire bouger ses couleurs. Juste après, Calder réalise ses premiers mobiles, constitués de formes abstraites faisant allusion au monde visible, en reprenant
les couleurs primaires privilégiées par Mondrian.
Il se détourne alors du bois et de ses sculptures en fil de fer, cherchant à exprimer « l’idée des corps qui se dissolvent et qui flottent dans l’espace, sous des formes, des volumes, et peut-être aussi sous des couleurs et des températures différents ». Son intérêt pour l’abstraction va croître avec son adhésion au groupe Abstraction Création l’année suivante, aux côtés d’Herbin, Hélion, Robert Delaunay, Mondrian...
Miró imagine une véritable galaxie de formes et de signes dans ses tableaux, auxquels répondent les formes animées de Calder qui « attrapent le vent », défiant les lois de la pesanteur. En travaillant sur le plein et le vide dans une monumentalité toujours croissante, Calder conçoit des œuvres qui semblent d’une évidente simplicité, mais dont l’équilibre tient à une recherche complexe. L’une des sections les plus réussies de l’exposition est celle qui réunit dix gouaches issues de la série des Constellations (1940-1941) de Miró (ill. 6). La série complète comprend vingt-trois tableaux, peints après l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, entre janvier 1940 et décembre 1941. Des étoiles, des soleils, des planètes, un réseau de lignes envahissent des compositions minutieuses extrêmement équilibrées. La salle qui les rassemble pourrait justifier à elle seule une exposition. Accrochées de façon chronologique, ces œuvres sont capitales dans le projet pictural de l’artiste. Conçues comme des fresques miniatures, elles montrent l’envie de Miró d’aller vers la peinture murale. Visions, formes, signes, tout l’univers de l’artiste est dans ces compositions fourmillantes dont les fonds témoignent aussi de son admiration pour Paul Klee. Face à ces œuvres, des mobiles de Calder des années 1940 aux formes noires, sobres, qui par l’éclairage jouent avec les ombres et les lumières en multipliant les dimensions et les plans.

Vers un art monumental
Centrée sur les années 1930 et 1940, la grande salle offre une vision éclatée, multiple ; il y a à voir partout, en bas, en l’air, autour, sans que cette profusion d’œuvres ne nuise à leur perception. Elle résume l’impression générale que l’on a en parcourant les salles, celle d’une exposition faite pour le plaisir des yeux, que l’on pourrait apprécier sans rien savoir de l’un et de l’autre, du sens des signes de Miró, des lois qui régissent les sculptures de Calder. Cette grande salle présente d’abord un ensemble de toiles de Miró de 1933 (ill. 4) issues d’une série peinte d’après des collages constitués de papiers découpés représentant des objets utilitaires que Miró transfigure dans sa peinture – la récente exposition du Centre Pompidou (L’Œil n° 556), consacrée aux années 1917-1934, se terminait par cette série. Ces œuvres comptent parmi les plus abstraites de l’artiste, dans un langage de signes simplifié aux couleurs éclatantes. Face à celles-ci, des sculptures de Calder où la géométrie se fait moins rigoureuse (Cône d’ébène, 1933), plus arrondie. Les œuvres de Calder des années 1930 et 1940 montrent différentes facettes : des sculptures en bois (Constellations), fortement inspirées par les tableaux de Miró – jusqu’à leurs titres –, l’un des rares cas où l’on sait qui a influencé qui. Ces œuvres sont marquées par le surréalisme et le goût pour le biomorphisme qui domine le début des années 1930.
Dans la section « Jeux d’enfants », qui reprend le titre d’un spectacle des Ballets russes pour lequel Miró conçoit les décors en 1932, sont présentés les trois éléments de la fresque réalisée par l’artiste pour la chambre d’enfants du galeriste parisien Pierre Loeb en 1933. Premier cycle de peintures murales de son œuvre, Peinture murale I-III (ill. 7) n’avait encore jamais été présenté au public. Des stabiles de Calder montrent son attrait pour les animaux fantastiques (Grand Oiseau, Araignée d’Oignon), également chers à Miró, et préfigurent les imposantes sculptures des décennies suivantes. Au terme de ce parcours d’influences croisées, évidentes et imprécises, l’exposition présente deux œuvres majeures de Calder et Miró réalisées pour le restaurant et le hall de l’hôtel Terrace Plaza à Cincinnati, en 1947. L’immense fresque commandée à Miró offre une synthèse des recherches des Constellations et le mobile Vingt feuilles et une pomme de Calder (ill. 1) est l’un des plus impressionnants de son auteur. Prêtées pour la première fois par le Cincinnati Art Museum, ces œuvres sont à la fois la conclusion chronologique de cette exposition et le point culminant des recherches monumentales des deux artistes.

L'exposition

L’exposition « Calder Miró » est ouverte du 2 mai au 5 septembre, tous les jours de 10 h à 18 h, jusqu’à 20 h le mercredi. Plein tarif : 18 FS (11,5 euros) ; tarifs réduits : 16, 10 et 6 FS (10,5, 6,5 et 4 euros).BÂLE, fondation Beyeler, Baselstrasse 101, tél. 0041 0 61 645 97 00, www.beyeler.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°560 du 1 juillet 2004, avec le titre suivant : Calder Miró, dialogue aérien

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