Bernar Venet variations pour équations

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 mars 2001 - 1865 mots

Après New York, Brasilia, Genève et Cajarc, Bernar Venet présente enfin à Paris ses nouvelles et imposantes peintures murales. L’exposition que lui consacre la galerie Jérôme de Noirmont
présente la démarche d’un artiste qui affirme haut et fort sa liberté de création.

Alors que vous n’avez cessé depuis de nombreuses années de faire de la sculpture, voilà que depuis peu vous multipliez les Peintures murales. Comment expliquez-vous ce changement ?
En 1998, Christian Bernard, le directeur du Mamco de Genève, m’a proposé de publier mes textes poétiques réunis sous le titre Apoétiques (1967-98). Certains ont pour base le langage mathématique, comme c’est souvent le cas dans mon travail. Quelque temps après la parution de ce livre, j’ai pensé qu’il serait peut-être intéressant de reproduire l’un de ces poèmes sur un mur de ma chambre. Je visualisais très bien une équation mathématique sur un fond de couleur uniforme et je n’ai pas hésité longtemps avant de la réaliser. Le résultat, par sa radicalité, m’a enthousiasmé et m’a encouragé à poursuivre cette idée qui avait déjà, à mon avis, la présence d’une proposition artistique riche en potentiel. J’ai pu, dans le courant de l’année 2000, et ceci grâce à une suite d’expositions en France et à l’étranger, réaliser ainsi une trentaine d’œuvres murales dont j’ai repris plus récemment certaines « figures » en utilisant la toile comme support.

C’est un type de travail qui est aux antipodes de votre sculpture et qui rappelle vos œuvres du début. Est-ce qu’il n’y a pas là un retour en arrière ?
Sans abandonner la sculpture, si je reprends en compte aujourd’hui certains aspects de mon travail des années 60, c’est parce que j’y perçois la possibilité d’un développement nouveau et original. Je ne vois pas pourquoi je me l’interdirais. Ce qui m’intéresse, ce qui motive réellement mon activité, c’est cette liberté de mouvement, cette possibilité de remettre en question ce que je commençais peut-être à trop maîtriser. C’est aussi cette part d’incertitude qui plane sur la réalité artistique de ce nouveau travail. Il échappe aux modèles en cours, à ce qui se voit aujourd’hui dans le milieu de l’art.

A quoi correspond une telle résurgence ?
Elle correspond tout d’abord à ce que j’ai toujours défendu, à savoir qu’il n’y a pas de modèle idéal, pas de méthode unique dans ce qui constitue l’évolution d’une œuvre et que des intuitions parmi les plus improbables peuvent parfois permettre de nouvelles hypothèses. J’ai souvent repris certains aspects de mon travail passé pour les développer à partir d’expériences plus récentes. Il suffit de regarder mes travaux sur la Ligne droite depuis son introduction dans les œuvres de 1966 et d’en constater les différentes métamorphoses qui ont donné lieu aux Accidents de 1996, par exemple, ou même au projet plus récent de l’Arc de Triomphe. J’ai toujours critiqué l’idée de style, de proposition formelle immédiatement reconnaissable, à laquelle certains artistes s’attachent par souci de cohérence. Ce n’est pas cette cohérence-là qui m’intéresse.

Il y a une idée de style qui est attachée à l’œuvre de Venet.
Si vous voulez. Mais n’est-elle pas plutôt dans ma ligne de conduite ? Elle est davantage associée au concept qu’à la forme. Dans mon travail, la forme est multiple tandis que le concept reste unique, mais ouvert. Ann Hindry développe cette idée dans un texte qu’elle a écrit sur mon travail, L’équation majeure. Elle parle de ce qui le caractérise comme d’une équation générale, une matrice conceptuelle en quelque sorte, à partir de laquelle se développent des sous-équations qui sont autant de propositions parallèles, de variations, d’extensions d’un thème principal. Une tentative de ma part d’enrichissement et de renforcement conceptuel, ou même formel, qui n’enlève rien à l’unité de l’œuvre.

De quelle intention fondamentale la figure de cette équation majeure est-elle le vecteur ?
L’introduction de la non-figuration dans l’histoire de l’art a été une étape capitale. Certainement la plus radicale en ce qui concerne les arts plastiques. Enfin l’œuvre d’art n’était plus subordonnée à la nature et, grâce à cette sorte d’émancipation, elle imposait son autonomie. Ce problème lié à l’identité de l’œuvre d’art m’a toujours intéressé et trouve déjà ses racines dans mes peintures Goudron ainsi que dans le Tas de charbon, dès 1963. Chaque fois, il s’agissait d’un matériau présenté dans sa spécificité, dépourvu d’artifices et de connotations multiples. L’introduction du domaine mathématique dans mon travail tente de pousser à l’extrême ce problème de l’identité de l’œuvre d’art en introduisant des signes univoques, en proposant la « monosémie » comme hypothèse de travail. Toute mon activité durant ma période dite « conceptuelle » s’est employée à cette tâche. Depuis, mes obsessions pour la « neutralité » et le « rationnel » se sont nettement estompées et, en révisant ou en relativisant certaines de mes idées, j’ai pu poursuivre mon chemin.

Le motif formel qui est en œuvre dans ces Peintures murales est-il emprunté tel quel, sur le mode d’une pure et simple appropriation, ou bien vous autorisez-vous à le transformer pour les besoins du travail ?
J’emprunte ces formules, ces « figures », à des ouvrages scientifiques. Il m’arrive quelquefois d’associer une équation à une figure parce qu’elle la complète, mais aussi parce qu’elle diminue l’aspect formel de certains sujets choisis et les rend plus complexes, moins interprétables immédiatement comme une « belle image ».

Est-ce qu’il n’y a pas dans cette façon d’opérer une espèce de glissement de sens qui fait
que l’intention est conceptuelle mais abstraite dans la perception ?
On réagit devant les œuvres d’art en fonction de références et de conventions culturelles. Le public recherche dans les tableaux ou dans les sculptures ce à quoi il est habitué. Rien pour lui ne devrait ressembler plus à une œuvre d’art qu’une autre œuvre d’art. Comme vous le savez, le choc s’est révélé immense lorsque Kandinsky et ses collègues proposèrent, au début du siècle dernier, des œuvres excluant toute représentation. Mes nouvelles équations suscitent des réactions semblables auprès d’un public qui ne retrouve pas les symboles et les principes structurels auxquels il est accoutumé. Il n’est ni devant une peinture figurative, ni devant une peinture abstraite. Il nous faut distinguer très clairement, à la suite du sémiologue Jacques Bertin, les représentations graphiques ou mathématiques (monosémiques) des images figuratives (polysémiques) ou abstraites (pansémiques). Au-delà de ces particularités au caractère théorique, en introduisant ces « formules » et « équations » dans le domaine de l’art, je propose un système structurel, original et inédit, car réservé jusqu’à présent au domaine scientifique, un système auto-référentiel, celui que seule une équation mathématique peut contenir. Il n’y a plus ici, comme dans l’art abstrait, de symbolique. Ni de la forme, ni de la couleur. Ces nouveaux travaux fonctionnent dans une autre catégorie.

Qu’est-ce qui explique le fait qu’aujourd’hui vous assumiez de faire une « belle image », d’introduire des couleurs, alors qu’il y a trente ans vous vous y refusiez violemment ?
Durant ma période conceptuelle, toute relation à des problèmes formels et esthétiques était exclue. Mes œuvres étaient austères, aussi neutres que possible pour n’en valoriser que le contenu. Rien n’était fait pour améliorer leur présentation, il fallait éviter le danger de la séduction. Avec l’âge, j’ai appris que la jouissance n’est pas interdite, que le plaisir n’est pas hors-la-loi. Alors la couleur s’est introduite dans ces nouveaux travaux. Je ne fais pas un travail sur la couleur et ne revendique pas le « plaisir de peindre » d’un Matisse. Mais la couleur a ici une fonction bien précise de signal. Elle renforce par le choix que j’en fais (jaune citron, bleu turquoise, vert émeraude...), l’effet de surprise de ces peintures. L’opposition mathématique/couleur est confirmée et le tableau gagne en impact. Ces couleurs n’ont aucune connotation poétique. Par ailleurs, il faut savoir qu’en ce qui concerne les Peintures murales, la couleur peut être changée suivant le lieu où je les présente. Je n’ai aucun a priori et il ne faut rechercher aucune relation entre la « figure » et le fond coloré. Le choix de la couleur n’a pas de signification particulière.

Dans l’unité d’une même exposition, il y a toutefois un souci de composition d’ensemble, d’un mur à l’autre.
La règle que je respecte actuellement est de n’utiliser qu’une seule et même couleur par salle. Plusieurs couleurs seraient un facteur de distraction. Elles gêneraient l’appréhension de ce qui est essentiel, c’est-à-dire les « figures ». Il faut éviter l’effet trop spectaculaire de murs qui se succéderaient dans un enchaînement de couleurs différentes. La couleur doit agir comme un élément focalisateur, permettant de cerner ce qui est primordial.

Pour réaliser ces Peintures murales, est-ce vous-même qui mettez la main à la pâte ou déléguez-vous le travail ?
Si, sur un plan pratique, la couche de peinture acrylique qui fait office de fond est appliquée par un tiers, assistant ou peintre en bâtiment, en revanche je projette et je trace moi-même le dessin du diagramme parce que plusieurs décisions sont à prendre au niveau de son emplacement précis, de ses dimensions et donc de l’espace qu’il va occuper sur le mur. Cette opération intervient bien sûr après la mise en page précise de la figure originale que j’ai retenue. La projection sur le mur est nécessaire pour en recopier fidèlement le modèle. Les transformations sont rares et minimes par rapport au sujet original et je suis le seul, bien entendu, à pouvoir prendre ces décisions.

Votre travail est en rapport avec l’architecture. La relation peinture/architecture est une question essentielle propre à la modernité. C’est notamment celle de Léger et de Matisse. Qu’en est-il chez vous ?
Les peintures murales correspondent à une réelle remise en question du tableau et induisent en effet des critères architectoniques. J’ai peint l’année dernière à Brasilia un mur de 57 mètres de long. Cinq grandes figures sur fond vert émeraude séparées par des intervalles de couleur jaune. Un véritable espace architectural était pris en compte, mais à l’origine cela ne procédait pas d’une intention explicitement posée. La relation peinture/architecture, sauf dans des situations rares et très complexes, n’est pas à mon avis un problème difficile à maîtriser.

D’où tenez-vous cet intérêt pour les mathématiques ? Avez-vous quelques compétences particulières en ce domaine ?
En découvrant mes œuvres, le public a tendance à penser que je suis mathématicien et que je maîtrise totalement le contenu de mes tableaux. Il n’en est rien et je ne m’en cache pas. Turner avait-il des connaissances en météorologie pour peindre des ciels nuageux ? Cézanne possédait-il une licence en botanique pour peindre les arbres de la montagne Sainte-Victoire ? Ce sont pour des raisons exclusivement spécifiques à l’art que j’utilise ces signes et ces figures mathématiques. Ils me servent de modèles comme ils le font pour d’autres champs de connaissance, la philosophie par exemple, ou bien le structuralisme dans le passé. Grâce à eux, je peux développer une œuvre en prenant mes distances par rapport à tout ce qui se fait dans le champ trop convenu des arts plastiques.

L’exposition

Elle présente des huiles sur toile, des gouaches et des peintures murales, vastes aplats de couleur franche sur lesquels sont peintes en noir des formules et figures.« Bernar Venet, Peintures murales/Equations », galerie Jérôme de Noirmont, 38, av. Matignon, 75008 Paris, tél. 01 42 89 89 00. Jusqu’au 22 mars.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°524 du 1 mars 2001, avec le titre suivant : Bernar Venet variations pour équations

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