Beat Streuli

L'ŒIL

Le 1 juillet 1998 - 1312 mots

Flâneur urbain de la fin du XXe siècle, le Suisse Beat Streuli photographie les gens. De gros plans de visages qui trahissent l’indifférence, l’absence ou la solitude. Streuli présente ensuite ses clichés dans de vastes installations-projections ou dans un environnement urbain particulier. A voir aux Rencontres photographiques d’Arles et à la Biennale d’Enghien.

Comment dire le banal, l’ordinaire, le quotidien sans spectacle ni surprises ? À ce casse-tête photographique Beat Streuli pourrait bien avoir apporté un élément de réponse à verser dans un dossier où l’on trouvera également les noms de Jeff Wall, Thomas Struth et ceux de tous les plasticiens contemporains qui, tantôt fils de Duchamp, tantôt enfants de Bernd et Illa Becher, s’attachent à cerner un réel où le sentiment n’aurait pas prise. Cette esthétique de la froideur, sorte de bréviaire « néo-cool », renvoit au temps où la musique du Modern Jazz Quartet ou les œuvres du Nouveau Roman cherchaient elles aussi la vérité dans le dépouillement. D’ailleurs, se prénommer Beat ne portait-il pas, au départ, l’empreinte d’une destinée manifestement décontractée ? Suisse de Zürich, mais vivant depuis vingt ans à Düsseldorf (donc pas très loin des Becher, le couple de photographes), Streuli s’est débrouillé pour ne pas tomber dans le piège de la typologie fort prisée dans la région. Ses modèles, il les trouve dans la rue et leur demande poliment de les prendre en photo, de loin, au téléobjectif, avec des focales variables du 90 au 300 mm. Distancié, il ne l’est donc pas seulement en esprit, dans le choix et le cadrage de ses sujets ; il l’est aussi physiquement, à plusieurs dizaines de mètres parfois. « Cet écart est synonyme pour moi de liberté. D’ailleurs, je ne parviens pas à travailler dans ma propre cité, en Allemagne. Je préfère investir des territoires étrangers comme la ville de Marseille ». Ce lieu est d’ailleurs celui d’un travail commandé par le Ministère de la Culture et présenté dans le cadre des Rencontres d’Arles. « Avec mon appareil de touriste, je parcours les quartiers les plus fréquentés comme la Canebière ou le Prado. Je ne me concentre pas sur un groupe de gens particulier, qui serait choisi pour ses qualités plastiques ou ethniques. Je m’intéresse simplement davantage aux jeunes, en essayant d’éviter l’anecdote. Il peut être tentant, dans ce contexte, de travailler dans une veine réaliste, de rendre compte par exemple des problèmes touchant les minorités africaines ou maghrébines. S’il y a effectivement beaucoup de Noirs ou d’Algériens dans mes photos, c’est qu’ils étaient dans le champ au moment de la prise de vue et que je leur ai demandé d’y rester. Mais, dans ces cas-là, j’ai pris soin de ne pas m’attarder sur le décor qui, dans certains endroits, constitue la source même de problèmes sociaux. C’est pourquoi j’ai préféré les lieux populaires du centre-ville aux quartiers déshérités du nord qui me semblaient trop porteurs de connotations largement explorées dans le reportage traditionnel. »
Beat Streuli revendique haut et fort sa qualité d’artiste plasticien. « J’essaie d’être très contemporain, comme Jean-Luc Godard lorsqu’il met en cause notre rapport au langage cinématographique. D’ailleurs, le cinéma a souvent été pour moi une source d’inspiration, comme les premiers films de Wim Wenders, L’angoisse du gardien de but au moment du penalty, Alice dans les villes, Au fil du temps. Ou la période classique d’Hollywood, dans les années cinquante. On y utilisait beaucoup le téléobjectif, que je perçois comme plus proche du regard humain. » Cette esthétique de l’ordinaire, perçue en plans moyens, on la retrouve aussi chez le cinéaste japonais Yasujiro Ozu, dans son refus du drame et du mouvement intempestif. Sans doute pourrait-on parler de calme, de lenteur, de tout ce qui favorise la révélation d’un état d’intimité, où spectateur comme opérateur refuseraient de s’engager sentimentalement.
Si la photographie est outil de mémoire, elle ne peut cependant guère échapper à ses travers anecdotiques. Gommés aujourd’hui, le temps se chargera de les réhabiliter, voire de les rendre plus criants (ce qui pose également la question de la pérennité de la photographie plasticienne). Quand Beat Streuli affirme utiliser la banalité comme thème, il n’oublie pas qu’elle contient des informations qui, un jour ou l’autre, pourront relever de l’anecdote – voire éveiller un sentiment de nostalgie pour un temps révolu. La couleur par exemple. « C’est vrai qu’elle remplit un rôle documentaire important. Elle est même déterminante dès lors qu’il s’agit de dater une image. En effet, selon les années, la couleur dominante de la mode change. On ne peut donc jamais faire totalement abstraction de ces éléments, même si l’on tend à en diminuer leur portée, leur place dans la composition. »
« Flaneur à la manière de Baudelaire », Streuli ne semble pas vouloir prêter attention au spectacle du monde – et encore moins au monde du spectacle. Ce qui l’attire serait plutôt l’espace interstitiel entre les gens, les évènements de leur vie, ces états d’entre-deux, in-between days, où rien ne devrait arriver pour troubler la certitude quiète du moment, où rien n’arrivera sur le parcours balisé, accepté ou voulu comme tel.

Ballades photographiques
Le photographe enregistre alors cette absence, ce flottement qui peut durer une éternité. Question de point de vue : quand Robert Doisneau, Roland Laboye et tous les représentants de l’école traditionnelle de la photographie humaniste, l’œil affûté, prompt à saisir le miracle de la rencontre, relèveront le détail insolite, le rapport cocasse entre un décor et un badaud, Beat Streuli préférera ne rien enregistrer et passera son chemin. On a bien affaire ici à une nouvelle approche de la « ballade photographique », une manière flottante de traverser le réel sans lui accorder l’insistante caresse du regard, sans en faire « toute une histoire ». Et sans chercher à se l’approprier en lui apposant une signature. Exercice périlleux, l’on s’en doute, puisqu’il peut rapidement flirter avec l’ennui. Car, grands enfants, la plupart des spectateurs consommateurs d’images aiment qu’on leur raconte quelque chose. Qu’on les fasse rire ou pleurer. Qu’on les éloigne, le temps d’une exposition, d’un livre ou d’un film de cette banalité qui les étouffe, les assomme, les maintient prisonniers. Il faut bien du mérite, et un certain sens de la provocation, pour aller à contre-courant de ces désirs, et tendre aux gens le miroir de leur vie ordinaire. N’est-ce pas justement ce qu’avait réussi le Pop Art il y a des lustres ?
Le travail de Beat Streuli ne prétend heureusement pas faire le vide de nos émotions. Wenders dans Alice dans les villes parvenait à les éveiller par le simple exposé de la traversée du décor le plus tristement banal que l’on puisse imaginer. Les personnages d’Edward Hopper, ceux des chansons de Tom Waits, sont aussi des solitaires perdus dans la banalité citadine. Les passants, les inconnus des photographies de Beat Streuli rejoignent à leur tour ces cohortes d’anonymes célébrés dans la peinture, la poésie – Pessoa –, le cinéma, le roman... Tous ceux qui ont un jour médité sur la mélancolie des dérives urbaines pourront se reconnaître dans ces images.
Pour en conserver la force, le climat déterminé par l’artiste lors de la prise de vue, une scénographie particulière s’impose. A l’accrochage classique de tirages surdimensionnés – comme cela se pratique trop souvent dans le domaine de la photographie plasticienne – Streuli a préféré le principe de l’installation, en usant de projecteurs de diapositives : « Il y en a environ trois à quatre cents, qui constituent une sorte de narration diffuse, sans former une véritable histoire en continu. » La transparence des images souligne alors la fragilité de ces moments où, seul dans la ville, l’on peut se sentir absent au monde.

ARLES, Chapelle Saint-Martin du Méjan, 6 juillet-16 août. Beat Streuli est représenté par la galerie Anne de Villepoix, 11 rue des Tournelles, 75004 Paris, exposition jusqu’au 31 juillet. Streuli participe également à la deuxième Biennale d’art contemporain d’Enghien, jusqu’au 30 septembre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°498 du 1 juillet 1998, avec le titre suivant : Beat Streuli

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