Valérie Favre ou l’art de la collusion

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 mars 2003 - 1002 mots

En quête d’un langage polymorphe, Valérie Favre joue autant avec la peinture,
la sculpture, la littérature ou encore le dessin et la danse... Et invente toutes sortes d’histoires, tantôt absurdes, tantôt hallucinées.

À Hérouville-Saint-Clair, il y a une dizaine d’années, elle avait réalisé au Centre d’art contemporain de Basse-Normandie une bien curieuse installation, disposant ici, sur des tapis de bain repris et corrigés avec de la peinture, de hautes chaises montées sur des roulettes, accrochant là de petites bandes tricotées recouvertes de peinture sur un papier peint fabriqué par l’un de ses amis. À Paris, au Centre culturel suisse, d’aucuns se souviennent l’avoir vue, seule en scène, débiter tout un monologue, écrit par elle, intitulé Les Restes de la Méduse, et s’apparentant dans sa construction à celui de Molly Bloom à la fin d’Ulysse, le roman de James Joyce. À Berlin,  vous auriez pu la croiser dans les salles de peintures anciennes de la Gemälde Galerie, le nez collé sur le Portrait d’une jeune dame de Petrus Christus, daté de 1470, prenant toutes sortes de notes sur un calepin et le copiant d’un trait
de crayon plutôt schématique. À Dresde, il n’y a pas moins de deux ans, elle réglait la chorégraphie d’un ballet « pour quarante retraités et un nain », puis le filmait l’œil rivé à sa caméra vidéo dans l’attente excitée de voir les rushes. Peinture, sculpture, dessin, littérature, vidéo, danse..., on l’aura compris, Valérie Favre est un insupportable touche-à-tout. Et cela sans parler de son passé de comédienne, quand elle interprétait justement au théâtre le personnage de Molly Bloom, ou de son intérêt pour le son, mis en jeu dans cette Bibliothèque imaginaire aux livres simplement étiquetés sur le mur mais évoqués par le son des pages tournées.
En quête d’un langage polymorphe, dont la peinture demeure tout à la fois le prétexte, le vecteur et l’objet, l’art de Valérie Favre exige du spectateur une grande disponibilité. S’il faut en « accepter les contradictions », en « comprendre les ponctuations », c’est que l’artiste « développe chaque élément de manière autonome pour ensuite les rassembler » (Marion Casanova). Suisse de naissance, née à Evilard en 1959, française pendant une décennie, puis berlinoise d’adoption depuis 1998, Valérie Favre n’a en fait qu’une seule patrie : la peinture. C’est là « son » Périmètre, titre de l’une de ses toutes premières œuvres. Elle s’y cantonne, elle l’interroge, lui invente toutes sortes d’histoires, tantôt absurdes, tantôt hallucinées, dont tout un monde de figures sont les héros.
S’il y eut par le passé les Nageurs, les Filets à souvenirs, les Sœurs malades, il y a depuis quelque temps les Lapines Univers. Les unes féminines, les autres androgynes, celles-ci ont été longtemps retenues dans une série d’Intérieurs, volontiers construits, aux scènes mémorables directement empruntées à l’intimité d’un vécu enfantin. Autant de personnages étranges, voire incongrus, dont les corps de femmes, de diables, mais encore de peluches de petites filles, cultivent une troublante ambiguïté. À mi-chemin entre le fantasmatique et le monstrueux, l’onirique et le fictionnel, le faux-semblant et le vraisemblable. Puis l’artiste a lâché ses Lapines dans la nature, tout du moins dans de denses et inquiétantes forêts dont les troncs dressés comme des piques structurent l’espace. Dans une lumière incertaine, les Lapines de Valérie Favre vont et viennent, apparaissent ou disparaissent sans qu’on sache vraiment – sans jamais savoir elles-mêmes –, ni ce qu’elles font ni ce qu’elles représentent au juste. Ce sont de bien curieuses créatures, tantôt mythes, tantôt symboles, et la façon dont le peintre les met en scène balance de l’espace des contes et légendes à celui de la science-fiction et de la bande dessinée. Ce faisant, Valérie Favre nous renvoie à notre propre image, soulignant ce qu’il en est du grotesque comme du poétique de notre monde, du fabuleux comme du satirique.
Le plus souvent travaillée sur des tableaux déchus, sinon abandonnés en cours de route, sa peinture dont le motif est élaboré en amont à l’ordinateur joue d’accumulations et de collages, gagnant une densité qu’accentue la matière picturale employée. Si celle-ci semble faire résistance, c’est que Valérie Favre n’a de cesse d’interroger le rôle actuel de la peinture face à la prolifération des images mobiles et reproductibles. Quand d’autres – et ils sont nombreux ! – multiplient dans leurs œuvres les jeux de rôles, de pistes et autres procédures de délégation, Valérie Favre s’expose quant à elle à l’histoire de la peinture. S’il y eut un temps où elle joua, dans une série, à confronter des références magistrales, ce qui l’entraîna à tutoyer aussi bien Pisanello que Watteau, Cranach que Munch et Vermeer que Warhol, il en fut un autre où elle se laissa prendre au pur plaisir d’abstractions cosmiques, de projections pollockiennes et autres figures libres. C’est que, pour elle, la peinture ne connaît aucune espèce de limites, ni de clôture. Car, somme toute, la peinture n’exprime rien d’autre qu’elle-même et n’exige pas de celui qui la pratique un parti pris qui le cantonnerait d’un côté plutôt que d’un autre, dans un style plutôt qu’un autre.
« Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’art de Valérie Favre se trouve toujours, de manière systématique, précisément là où on ne l’aurait pas attendu. Ce n’est pas en surface que l’on peut trouver sa ligne directrice et sa logique », note judicieusement à son propos le critique d’art Alexandre Koch. « Tout comme Montaigne, poursuit-il, Favre sait l’impossibilité qu’il y a d’exprimer quelque chose d’entier, d’uniforme et d’immuable » et voit son art, comme lui son existence, selon la logique d’un mouvement « inégal, irrégulier et multiforme ». Aussi, bien plus que d’un « art de la collision » (Philippe Dagen, Le Monde, 28-29 janvier 2001), c’est d’une « collusion » que son œuvre procède, au sens où ce mot sous-tend l’idée duelle d’une dimension ludique et d’une entente secrète entre les différents éléments dont elle se nourrit.

AMIENS, musée de Picardie, 48 rue de la République, tél. 03 22 97 14 00, 15 février-27 avril.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°545 du 1 mars 2003, avec le titre suivant : Valérie Favre ou l’art de la collusion

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