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Theo : d’autres lettres sortent des archives

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 24 septembre 1999 - 1621 mots

Tandis que s’ouvre au Musée d’Orsay l’exposition consacrée à Theo van Gogh, marchand et collectionneur, sa correspondance avec sa fiancée Jo Bonger est éditée pour la première fois. Nous en publions des extraits.

Par leur richesse, les lettres de Vincent van Gogh constituent un témoignage inestimable pour l’histoire de l’art. Au nombre de huit cents et presque uniquement adressées à son frère Theo, elles ont fourni, après leur publication dans les années 1910, matière à d’innombrables biographies du peintre. Les archives du Musée Van Gogh, à Amsterdam, recelaient une autre correspondance : les lettres échangées par Theo van Gogh et sa jeune fiancée Johanna Bonger, dite Jo. Elles révèlent toute l’affection et l’admiration que Theo portait à son aîné, et dressent un portrait intime de Vincent. Données par le fils de Johanna, Vincent Willem van Gogh, peu avant sa mort en 1978, ces lettres sont publiées pour la première fois en néerlandais et en anglais. En exclusivité, grâce aux recherches de Martin Bailey, nous en publions quelques extraits avec l’aimable autorisation du musée.

À partir de 1887, Theo entretient une correspondance avec Johanna, la sœur de son ami Andries Bonger, rencontré deux ans plus tôt. Amoureux de la jeune femme il ne l’épousera qu’en 1889.

26 juillet 1887 : “Sa vie a subi un bouleversement radical”
[...] Je veux te parler aujourd’hui de quelque chose qui m’affecte profondément. Comme tu le sais, j’ai un frère de cinq ans plus âgé que moi qui est peintre. Nous vivons ensemble. Il y a quinze ans, lui aussi travaillait pour Goupil et il semblait destiné à une brillante carrière. Lors de mes débuts, il m’a pris sous son aile ; c’est lui qui m’a appris à aimer l’art. Je l’adorais et, pendant plusieurs années, nous avons été très proches. Mais sa vie a subi un bouleversement radical. Ce n’est que plus tard que j’ai moi-même fait l’expérience de ce qu’avait dû être sa lutte contre le doute. Comme s’il avait été emporté par une énorme tourmente. Le résultat de cette crise, c’est qu’il a appliqué à la lettre cette phrase de l’Évangile : “Vends tous tes biens et suis-moi.” C’était obéir à l’Église, mais il avait un esprit trop élevé pour en rester là. Il a cherché à se donner aux autres ; en se sacrifiant, il a fait beaucoup pour les pauvres et les malheureux. Mais tout le monde, même des personnes très croyantes et ceux qu’il aimait profondément, y compris son père et sa mère, l’ont condamné pour son mépris des choses de ce monde et son refus de la société telle qu’elle est. [...]

4 février 1889 : “Il serait même prêt à entrer dans un asile”
Hier, je suis allé rendre visite à Gauguin. Il m’a dit que cela faisait cinq ans qu’il n’avait pas vu sa femme et ses enfants, et qu’il aimerait beaucoup habiter juste un mois avec eux. “Je ne pourrais pas vivre avec eux pour de bon, m’a-t-il dit, mais c’est dur de penser que je risque de passer des années sans voir ceux que j’aime.” Ce n’est pas étonnant qu’avec la vie qu’il a menée, il ne partage pas l’idéal commun. J’ai vu des choses magnifiques chez lui, dont je te parlerai ou que je te décrirai un jour. Quelques lettres de Vincent, plutôt plus tourmentées que celles que je t’ai envoyées. Il écrit que je ne dois pas le considérer comme guéri, mais ajoute qu’il obéit fidèlement aux ordres du médecin. Il lui a dit qu’il serait même prêt à entrer dans un asile si c’était nécessaire. Je préfère le savoir dans cet état d’esprit plutôt que de l’entendre nier qu’il ne va pas bien, comme il le faisait il y a quelque temps. Mais, même ainsi, je m’inquiète de ce qui pourrait arriver.

14 février 1889 : “Il a renoncé depuis longtemps à la normalité”
Si tu le connaissais, tu comprendrais beaucoup mieux combien il est difficile de savoir ce qu’on doit et ce qu’on peut faire à son sujet. Comme tu le sais, il a renoncé depuis longtemps à la normalité. Rien qu’à la façon dont il s’habille et à ses manières, on s’aperçoit tout de suite qu’il est différent, et cela fait des années que tous ceux qui le voient disent : “C’est un fou”. Cela ne me gêne pas mais, pour ma famille, c’est inacceptable. Quelque chose dans sa façon de parler fait que soit on l’adore, soit on ne peut pas le supporter. Il est toujours entouré de gens que sa personnalité a séduits, mais il a aussi beaucoup d’ennemis. Il ne sait pas établir de distance dans sa relation aux autres. Il va toujours d’un extrême à l’autre. Même ses amis proches le trouvent difficile, car il n’épargne rien ni personne. Nous avions beau être souvent d’accord, l’année que nous avons passée ensemble a été extrêmement pénible, surtout vers la fin. Si j’avais le temps, j’irais le voir et ferais des randonnées avec lui, par exemple. C’est la seule chose qui pourrait vraiment lui apporter un peu de paix. Si l’un des peintres avait envie d’y aller, je l’enverrais là-bas. Mais ceux avec lesquels il s’entend bien ont un peu peur de lui, et la visite que lui a rendue Gauguin n’a rien arrangé, au contraire. Il y a une autre raison qui me fait craindre sa venue ici. À Paris, il a vu des foules de choses qu’il voulait peindre mais, à chaque fois, quelque chose l’en a empêché. Les modèles refusaient de poser pour lui, on lui interdisait de s’asseoir pour travailler dans la rue, son caractère irascible provoquait sans arrêt des scènes qui le bouleversaient à tel point qu’on ne pouvait plus l’approcher, et, à la fin de son séjour, il ne supportait plus Paris. Ce que j’espère, c’est qu’un jour il rencontre une femme qui l’aime tellement qu’elle désire vivre avec lui... Une femme qui ait elle-même connu les abîmes de la souffrance humaine et en soit arrivée à la conclusion que ce sont les gens les plus malheureux qui font les meilleurs compagnons. C’est très éprouvant, cette impuissance à faire quoi que ce soit pour lui, mais, aux personnes exceptionnelles, il faut des remèdes exceptionnels ; j’espère qu’on les trouvera là où les gens ordinaires ne vont pas chercher. C’est triste, mais beaucoup de peintres sont devenus fous et ont alors commencé à produire de véritables œuvres d’art. Certains ont guéri, mais pas tous. Vincent se considère comme un élève de Monticelli qui, justement, a été mentalement très perturbé pendant des années et est mort dans cet état. Le génie se fraye des chemins si mystérieux dans l’esprit qu’un moment de vertige suffit à le précipiter dans la démence.
[Le 18 avril 1889, Theo a enfin épousé Johanna. Peu après, Vincent a été placé dans un asile à Saint-Rémy.]

25 juillet 1890 : “Quand connaîtra-t-il des moments un peu plus heureux ?”
J’ai reçu une lettre de Vincent qu’à nouveau je trouve incompréhensible. Nous ne nous sommes pas disputés, ni avec lui, ni entre nous. Il a joint quelques esquisses de tableaux sur lesquels il travaille, que je trouve très belles. Si seulement quelqu’un pouvait lui en acheter deux ou trois, mais je crains qu’il ne faille attendre encore longtemps. Mais on ne peut pas le laisser tomber quand il travaille si dur et si bien. Quand connaîtra-t-il des moments un peu plus heureux ?
[Le 27 juillet 1890, à Auvers, Vincent se tire une balle dans l’estomac et décède deux jours plus tard.]

1er août 1890 : “Il me manque tellement”
Ma très chère femme, je suis sûr que tu auras compris à mon silence que j’ai été occupé et, ô mon amour, comme cela a été dur ! Heureusement, il était encore en vie quand je suis arrivé à Auvers et je n’ai pas quitté son chevet jusqu’au bout. Je ne peux pas tout te raconter, mais je serai bientôt près de toi et je te dirai tout. L’une des dernières choses qu’il a dites a été : “C’est comme cela que je voulais partir” ; quelques instants plus tard, tout était fini, et il a trouvé la paix qu’il n’avait jamais réussi à connaître sur terre. Les deux médecins ont été merveilleux. Le Dr Gachet avait appelé le praticien du village, parce qu’il ne se faisait pas confiance, mais en fait, c’est lui qui a tout fait. Ensuite, il ne m’a presque jamais laissé seul une minute et s’est montré très bon. Tout le monde a été formidable. Le lendemain matin, huit amis sont arrivés de Paris et d’ailleurs. Ils ont accroché ses tableaux dans la pièce où se trouvait son cercueil ; ils étaient magnifiques. Il y avait des masses de bouquets et de couronnes. Le Dr Gachet est arrivé le premier, avec un bouquet de ces tournesols qu’il aimait tant. Beaucoup d’artistes vivent à Auvers et ils sont venus nombreux. Dries [Andries Bonger] aussi était là. Il y avait beaucoup à faire pour l’enterrement, mais tout a été arrangé et la dernière heure d’attente a été très pénible. Il est enseveli dans un coin ensoleillé, au milieu des blés, et le cimetière de l’église n’est pas aussi désagréable que ceux de Paris. Le Dr Gachet a merveilleusement bien parlé. J’ai dis quelques mots de remerciement, puis c’était terminé. J’ai réussi à m’éclipser dans la soirée, mais comme c’est vide partout ! Il me manque tellement ; tout me fait penser à lui.

Leo Jansen et Jan Robert, avec une introduction de Han van Crimpen, Brief happiness : the correspondence between Theo van Gogh and Jo Bonger, Van Gogh Museum, Amsterdam/Waanders Uitgevers, Zwolle, 295 p., 9 ill. n&b, 18 coul. ; 49,50 Florins. ISBN 9040093725 (anglais), ISBN 9040093539 (hollandais).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°89 du 24 septembre 1999, avec le titre suivant : Theo : d’autres lettres sortent des archives

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