Robert Carsen - Metteur en scène

« À Orsay, certains visiteurs ont le sentiment d’entrer dans les tableaux »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 9 novembre 2012 - 1589 mots

Le metteur en scène canadien signe deux scénographies d’exposition à Paris, à Orsay et au Grand Palais. Certains les jugent trop spectaculaires, d’autres, attractives. Interview de l’intéressé…

Martine Robert : Deux expositions, l’une sur la mode au temps des impressionnistes au Musée d’Orsay, l’autre sur les bohèmes au Grand Palais, et deux reprises d’opéras, Les Contes d’Hoffmann et Capriccio à l’Opéra de Paris : votre rentrée a été très active cet automne...
Robert Carsen : Presque trop ! Car les scénographies d’exposition sont encore plus chronophages que les mises en scène d’opéra. J’essaie de prendre beaucoup de temps pour les préparer, étudier le sujet, comprendre le point de vue des commissaires, puis créer des surprises pour le visiteur : le public va au musée comme il va au théâtre, avec une soif de découvertes. Une exposition peut ainsi avoir une histoire, avec un début, un milieu et une fin ; les choix effectués tout au long du parcours peuvent aider à maintenir l’attention du public.

M.R. : Vos parents avaient-ils le même amour que vous pour les arts ?
R.C. : Au Canada, mes parents m’ont beaucoup emmené au théâtre, au concerts, voir des ballets, des expositions. Mon père, qui vient de nous quitter à l’âge de 100 ans, a adoré les arts toute sa vie. Il était membre fondateur de l’Art Gallery d’Ontario et collectionneur d’art. Ses goûts étaient très larges. Je suis très fier de lui, car il a fait énormément de bien dans sa vie : il a donné l’essentiel de sa collection à plusieurs musées, a beaucoup aidé les arts et les artistes. Ma mère enseignait le yoga, bien avant que cela ne soit à la mode, et elle s’intéressait aussi beaucoup à la culture. J’ai eu de la chance d’être immergé dans un tel univers.

M.R. : La mise en scène, était-ce pour vous une vocation ?
R.C. : Très jeune, j’ai voulu être comédien. J’ai suivi une formation universitaire à Toronto, puis en Europe, dans une école de théâtre réputée à Bristol, en Angleterre. C’est là qu’un enseignant m’a orienté vers la mise en scène. Cela a changé quelque chose en moi. Je suis devenu assistant metteur en scène et ce, pendant des années, car c’est un métier où il est difficile de prouver ses capacités rapidement : il faut croiser quelqu’un qui vous donne votre chance.

M.R. : Qui a été votre mentor ?
R.C. : C’était Hugues Gall, alors directeur du Grand Théâtre de Genève. J’ai mis en scène plusieurs productions pour lui en Suisse, et ensuite à Paris lorsqu’il a pris la tête de l’Opéra. On pense à moi pour des mises en scène aux sujets complexes, qui nécessitent parfois une mise en scène élaborée, alors que j’aime autant faire des choses simples dans un unique décor, avec peu de moyens : une chaise, un rayon de lumière… J’essaie avant tout d’être juste, de trouver les solutions pour répondre à des attentes chaque fois différentes.

M.R. : Préférez-vous mettre en scène un opéra ou une exposition, comme vous le faites de plus en plus ?
R.C. : Être metteur en scène, cela signifie m’intéresser aussi bien au théâtre qu’à l’opéra, aux comédies musicales, aux expositions muséographiques. Ce sont les déclinaisons d’un même sujet. Guy Cogeval, directeur du Musée d’Orsay, m’avait suggéré de scénographier des expositions il y a déjà vingt ans, après avoir vu quelques-unes de mes mises en scène. C’est lui, je pense, qui a soufflé mon nom pour l’exposition « Marie-Antoinette » au Grand Palais en 2008 à Thomas Grenon, lorsque celui-ci dirigeait la Réunion des musées nationaux, et à Jean-Jacques Aillagon, alors président du château de Versailles.

J’avais d’abord refusé, car j’estimais ne pas connaître suffisamment ce personnage historique. J’étais plus familier de Louis XIV que de Louis XVI. Ils m’ont persuadé de relever le défi. Cela m’a permis d’apprendre beaucoup sur l’art, les expositions, les musées. Je me suis fait aider par Nathalie Crinière, avec qui j’ai collaboré aussi sur « L’impressionnisme et la mode » et sur « Bohèmes ».

M.R. : Mettre en scène l’exposition « Marie-Antoinette » ou maintenant « Bohèmes » , est-ce plus intimidant qu’ailleurs du fait de l’immensité du Grand Palais ?
R.C. : J’aime utiliser chaque site de manière particulière, afin de faire oublier au visiteur l’espace muséal où il se trouve. Pour « Marie-Antoinette », par exemple, j’avais imaginé trois ambiances illustrant son histoire. Un parcours en enfilade pour sa vie aux châteaux de Schönbrunn et Versailles ; une partie centrale où on déambulait comme dans un jardin à l’anglaise ou au Petit Trianon, pour illustrer la liberté de mouvement que la reine avait essayé de s’aménager ; enfin un chemin vers sa mort.

Pour « Bohèmes », j’ai exploité tous les espaces : au rez-de-chaussée de la galerie, sur toute la longueur, j’ai imaginé une route, aux couleurs de la terre, en hommage à l’itinérance du peuple gitan, une route jalonnée d’œuvres couvrant plus de quatre cents ans d’histoire de l’art. L’escalier Napoléon III fait partie du parcours, j’y ai créé une vitrine en bas, j’ai placé une colonne Morris recouverte d’affiches de Carmen sur le palier. À l’étage, on explore la bohème artistique, sa pauvreté, sa liberté, ses moments tragiques : on passe d’une mansarde à un atelier d’artiste… J’essaie d’être attentif aux textes, aux lumières, aux musiques. Il est important de prendre en compte l’émotion du visiteur, de tenter d’intensifier le dialogue avec les œuvres. Pour « L’impressionnisme et la mode », à Orsay, j’ai souhaité introduire quelques clins d’œil : des tableaux grand format qui semblent défiler devant ces chaises dorées Napoléon III qu’on utilise toujours aujourd’hui lors de certains défilés ; ou des tableaux placés « en liberté » dans un espace engazonné pour célébrer le plein air, et la diffusion de chants d’oiseaux.

M.R. : Quand on vous confie une scénographie, comment travaillez-vous ? Où puisez-vous votre inspiration ?
R.C. : Comme pour le théâtre, je dois d’abord comprendre le sujet, puis laisser libre cours à mon intuition. Parfois le thème est clair, parfois il faut l’interpréter. Pour « Bohèmes », j’ai éprouvé le besoin de créer une scénographie antibourgeoise, comme ces artistes en opposition aux valeurs de la bourgeoisie : Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Degas.

J’ai beaucoup aimé être dans le « coffre-fort » du Grand Palais, là où les œuvres arrivent : il y a une sécurité digne de James Bond ! Et aussi être présent au moment où les œuvres arrivent sur leurs chariots et où on leur donne vie en les accrochant, en les faisant dialoguer les unes avec les autres. À ce moment, on se rend compte si les idées de scénographies sont pertinentes. Le choix des couleurs est peut-être le plus difficile, car on ne peut voir la plupart des œuvres avant leur arrivée. Pour des raisons économiques, on n’a pas le droit à l’erreur.

M.R. : Avez-vous eu les moyens de vos ambitions pour ces expositions en cette période de restriction ?
R.C. : Les budgets étaient serrés, mais on s’en est sorti. Jean-Paul Cluzel, patron de la RMN-Grand Palais, Guy Cogeval à Orsay savent quand ils doivent serrer les boulons et quand ils peuvent donner un coup de pouce pour couvrir tel ou tel imprévu. La France reste parmi les pays les plus généreux pour la culture, même par temps de crise.

Mais dans l’opéra comme dans les expositions, il faut de plus en plus amortir les frais en montant des coproductions. C’est vrai de Rigoletto que je monte en juillet 2013 au festival d’Aix-en-Provence, qui sera coproduit par cinq théâtres, ou de Falstaff cette année au Royal Opera de Londres, coproduit avec la Scala, Toronto, Amsterdam et le Metropolitan Opera. C’est le cas aussi pour « L’impressionnisme et la mode », expo coproduite avec le Met à New York et l’Art Institute de Chicago.

M.R. : Vous voyagez beaucoup, en profitez-vous pour flâner dans les musées ?
R.C. : Bien sûr, d’ailleurs je suis membre de l’ICOM [le Conseil international des musées] et fier de l’être ! Je vais prochainement mettre en scène à Berlin L’Amour des trois oranges de Prokofiev et je vais en profiter pour visiter le maximum de musées. Je ne connais que le Neues Museum, merveilleusement reconstruit par David Chipperfield.

M.R. : Quels sont vos goûts en matière d’art ?
R.C. : Ils sont éclectiques. Je pense sincèrement que tout art est moderne, car tout art l’a été au moment où il a été créé. C’est ce que j’essaie de montrer par exemple lorsque je monte avec William Christie une œuvre du XVIIe ou du XVIIIe siècle. Nous recherchons ce qu’il y avait de nouveau au moment de la création de cette œuvre.

On doit toujours être attentif à la fois à cette matière première qu’est l’œuvre et à la présentation de celle-ci, afin qu’elle puisse parler librement au public. Les musées accordent à cela de plus en plus d’attention, ce que je trouve stimulant. Certains visiteurs du Musée d’Orsay m’ont dit avoir le sentiment d’entrer dans les tableaux : cela ne peut que me rendre plus heureux.

Biographie

1954 Naissance à Toronto au Canada.

Dans les années 1970 Suit une formation de comédien en Angleterre.

1988 Hugues Gall, alors directeur général du Grand Théâtre de Genève, accueille sa mise en scène de l’opéra italien Mefistofele d’Arrigo Boito.

2006 Il adapte le Candide de Bernstein au théâtre du Châtelet. Il met en scène la même année la cérémonie du 60e Festival de Cannes.

2008 Il conçoit la scénographie de « Marie-Antoinette » au Grand Palais.

2012 Scénographies des expositions du Musée d’Orsay et du Grand Palais.

Scénographie, les choix de Carsen

Robert Carsen a conçu la scénographie des expositions « L’impressionnisme et la mode » (Orsay) et « Bohèmes » (Grand Palais). Issu du monde du théâtre et de l’opéra, le metteur en scène n’hésite pas à adapter les outils du spectacle aux expositions d’art : création de décors, habillage sonore, sens de la dramaturgie…
Au Grand Palais, il met ainsi en scène les lieux des artistes bohèmes. Le café avec tables et chaises, l’atelier et ses chevalets, la mansarde aux murs gris défraîchis sont reconstitués salle par salle comme dans les différents actes d’une pièce. Au Musée d’Orsay, les tableaux défilent sur tapis rouge devant un parterre de chaises vides en velours cramoisi. La dernière section, consacrée au « pleinairisme » impressionniste, est agrémentée d’un gazon artificiel et de chants d’oiseaux en fond sonore.

- « Bohèmes », Galeries nationales du Grand Palais, Paris-8e, jusqu’au 14 janvier 2013, www.rmn.fr ;

- « L’impressionnisme et la mode », Musée d’Orsay, Paris-7e, jusqu’au 20 janvier 2013, http://impressionnisme-mode.musee-orsay.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°652 du 1 décembre 2012, avec le titre suivant : Robert Carsen - Metteur en scène

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