Nancy entre art et industrie

Gallé et Majorelle pionniers de l’Art nouveau

Le Journal des Arts

Le 16 avril 1999 - 1191 mots

Promue capitale économique de l’Est français, après l’annexion par l’Allemagne de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, Nancy, notamment sous l’impulsion d’Émile Gallé, allait aussi prendre place, entre 1889 et 1909, aux côtés de Paris, Bruxelles ou Vienne parmi les principaux foyers de l’Art nouveau européen. Mais autant qu’une réussite artistique, l’École de Nancy se présente comme une aventure industrielle et commerciale exemplaire, au service d’une plus large diffusion de l’art dans la société.

Le 29 octobre 1904, un mois à peine après le décès d’Émile Gallé, était inaugurée l’Exposition d’art décoratif lorrain aux galeries Poiriel, aménagées pour l’occasion par l’ébéniste Eugène Vallin et l’architecte Alexandre Mienville. Cette manifestation avait été conçue comme une vitrine de l’Alliance provinciale des industries d’art fondée en 1901, à l’instigation de Gallé, justement. Aujourd’hui, ce même lieu accueille une large rétrospective consacrée à l’École de Nancy, à laquelle ne manque aucun des grands noms de ce foyer majeur de l’Art nouveau. Le terme d’art décoratif alors employé ne doit cependant pas occulter l’ambition industrielle qui sous-tend l’activité des Gallé, Majorelle et autres Daum. Plutôt que de s’enfermer dans une pratique purement artisanale dont l’expérience de William Morris avait montré les limites, les “industriels d’art” de Nancy développent deux types de production, l’une composée d’authentiques objets d’art – le plus souvent d’une virtuosité technique exceptionnelle –, l’autre plus courante et quantitative. Les pièces de prestige assurent la renommée de l’entreprise, et les expositions universelles constituent l’espace privilégié de cette promotion. Celle de Paris, en 1889, voit le triomphe des entrepreneurs nancéiens Émile Gallé et Louis Majorelle, récompensés ainsi que leurs collaborateurs par divers prix et médailles. Le premier, verrier de formation, s’était lancé depuis peu dans la fabrication de meubles et présentait quelques œuvres remarquées, à l’instar de la fameuse table Le Rhin aujourd’hui conservée au Musée de l’École de Nancy. Sur la frise marquetée était inscrite une citation de l’historien latin Tacite, dont le message politique, en ses temps revanchards, était on ne peut plus clair : “Le Rhin sépare des Gaules toute la Germanie”. Peut-être jugée trop combative, cette pièce n’avait pas trouvé preneur mais, grâce à Gallé, Histoire et Poésie obtenaient droit de cité dans les arts décoratifs et faisaient reculer un peu plus la frontière avec les arts dits majeurs. De la même manière, en ayant recours aux vers des poètes – Maeterlinck, Rimbaud, Mallarmé, Baudelaire, voire Victor Hugo – pour orner ses vases, Gallé donne naissance à ce qu’il appellera lui-même un “décor symbolique”. Transfigurés par leur reproduction en verre (parfois plus grands que nature), les motifs, pourtant directement copiés sur la faune et la flore, produisent un effet d’étrangeté que n’auraient pas renié les tenants du Symbolisme. Les papillons géants qui déploient leurs ailes ornées de nacre sur le cadre du lit Aube et crépuscule, présenté à l’exposition de 1904, évoquent ainsi les visions de cauchemar nées de l’imaginaire fin de siècle.

Du néo-Louis XV à l’Art nouveau
En 1889, Louis Majorelle n’était pas en reste dans la création de pièces luxueuses, avec son somptueux mobilier Nénuphars en palissandre et acajou rehaussés de bronzes dorés. Succédant à son père à la tête de l’entreprise familiale, il avait continué la production de meubles peints ou laqués de goût rocaille ou japonisant, pour laquelle il s’était attaché les services de peintres tels Émile Friant et Camille Martin. Il avait notamment meublé une partie du palais de Het Loo pour la famille royale des Pays-Bas, dans un exubérant style néo-Louis XV. Ses créations estampillées Art nouveau gardent la trace de cet héritage rocaille, avec leurs courbes généreuses et leurs bronzes d’inspiration naturaliste.

Vitrine de l’entreprise, ces pièces de prestige servaient de véhicule à une production plus importante et plus ordinaire, un même modèle pouvant se décliner en version “riche” ou industrielle. Partiellement mécanisés, les ateliers Gallé et Majorelle sont parmi les seuls à relever le défi de la quantité sans négliger la qualité, et à se mesurer ainsi aux Allemands, particulièrement organisés dans ce domaine. D’ailleurs, leurs machines sont importées d’Allemagne – circonstance qui provoque une grève chez Majorelle ! La construction de ses nouveaux ateliers, en 1897, marque le début d’une semi-industrialisation et va lui permettre de répondre à un nombre de commandes croissant : parallèlement à la vente de meubles, il mène une intense carrière de décorateur, aussi bien pour les cafés et les hôtels que pour les banques et les magasins, sans oublier les paquebots et l’ambassade de France à Vienne, en 1908.

Dans le cadre de sa production courante, Gallé proposait par exemple beaucoup de petits meubles pyrogravés et s’efforçait de mettre au point des procédés de décoration économiques imitant ceux des pièces “riches”, à des prix plus accessibles. En 1898, on le voit ainsi déposer des brevets d’invention pour “un genre de décoration et patine sur cristal et sur verre” et pour “un genre de marqueterie de verres ou cristaux”. Grâce à la gravure à l’acide, il obtient des résultats comparables à sa technique de couches de verre superposées. Les ateliers Daum font également  bon usage de ce type de procédé, mais dans leur souci de baisser le prix de revient, sacrifient parfois la qualité : le décor peint à froid, peu résistant aux nettoyages vigoureux, ne figure pas parmi les plus brillantes réussites. La dualité observée chez Gallé et Majorelle se retrouve chez Daum qui, en 1891, crée la section artistique des “Verreries de Nancy”.

Une stratégie commerciale
Si Gallé et Majorelle demeurent d’indéniables créateurs de formes, ils se comportent d’abord en entrepreneurs dont la recherche de débouchés constitue une préoccupation permanente. Pour la diffusion de leurs produits, les industriels nancéiens misent davantage sur le marché national et international que sur la demande locale, car même si la population nancéienne a plus que doublé entre la fin du Second Empire et les premières années du XXe siècle – passant de 50 000 habitants en 1866 à 120 000 en 1913 –, la ville reste d’une taille modeste. Toutefois, pour l’aménagement de ses Magasins réunis, Eugène Corbin, zélateur de l’Art nouveau, fait appel aux membres de l’École de Nancy.

L’expansion va emprunter différentes voies, et d’abord celle des nombreuses manifestations internationales qui se succèdent à un rythme soutenu depuis le milieu du XIXe siècle. Les Expositions universelles de Paris, en 1889 et 1900, ont eu le retentissement que l’on sait pour Gallé et Majorelle, mais aussi Daum, que l’on retrouve à celles de Chicago en 1893 et de Bruxelles en 1897. Consécration, en 1903, l’Union centrale des arts décoratifs invite les membres de l’École de Nancy à présenter leurs créations au Pavillon de Marsan. Hélas ! les productions artisanales l’emportent sur les objets industriels et donnent une piètre image de la modernité supposée des Nancéiens. Pour renforcer cette stratégie commerciale tournée vers l’extérieur, nos “industriels d’art” ouvrent des dépôts et des succursales, à Paris d’abord – dès 1879 pour Gallé, bientôt suivi par Daum –, puis dans diverses capitales européennes : Francfort, Londres, Bruxelles...

Après la disparition de Gallé, le peintre Victor Prouvé lui succédera à la tête de l’Association provinciale, et l’art prendra le pas sur l’industrie, reléguant au second plan l’ambition de créer des objets d’art industriel.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°81 du 16 avril 1999, avec le titre suivant : Nancy entre art et industrie

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