Photographie

Michel Frizot : « L’enjeu est de comprendre que notre accès au monde est assujetti aux photographies »

Historien et théoricien de la photographie

Par Christine Coste · Le Journal des Arts

Le 5 septembre 2018 - 1144 mots

Le recueil de textes sur l’histoire de la photographie de Michel Frizot est l’occasion d’en extraire des problématiques. Il propose ainsi une théorie générale du « régime photographique ».

Avec L’homme photographique, Michel Frizot bouscule les approches et les concepts traditionnels du médium. Depuis la nature physique de la photographie et sa production à la posture de Francis Bacon de regardeur-voyeur, le chercheur émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) analyse tour à tour le rôle du dispositif technique, le duo formé par l’opérateur et l’appareil, pour finir sur l’appropriation des images.

Qu’est-ce qui a présidé à la réalisation de cette anthologie de trente-deux textes, dont certains sont inédits ou publiés pour la première fois ?

Il me paraissait utile de mettre à disposition d’un plus vaste public des études et des analyses publiées depuis plus de trente ans dans des revues, des catalogues d’exposition ou des actes de colloques, avec la certitude que ces textes sont unis par une profonde cohérence et par la continuité d’une pensée relative aux implications mutuelles de l’homme et de la photographie.

Est-ce justement à la relecture de l’ensemble de vos textes que cette notion « d’homme photographique » est apparue ?

J’ai toujours cherché à explorer et décrire ce que j’appelle le « régime photographique » comme une articulation entre une stupéfiante technologie d’engendrement d’images et les capacités oculaires de l’homme, ses motivations, ses ambitions, et jusqu’à son désir de trouver du sens dans toutes les images. Ces études écrites au fil du temps se sont ainsi agrégées volontairement autour de cette approche unitaire. Il ne s’agit pas de commenter des œuvres ni de faire l’apologie d’un auteur, mais de parcourir les pratiques photographiques en mettant en avant ce qui fait la singularité de la photographie : l’usage d’appareils contenant une surface photosensible, le rôle de celui qui actionne le dispositif, l’arbitrage et la médiation du regard. Ces imbrications de contraintes à gérer et de possibilités ouvertes ont profondément renouvelé le rapport humain au monde. L’homme photographique, c’est l’individu dont l’imaginaire est modelé par les principes photographiques de saisie immédiate, de mise en mémoire, de sensibilité lumineuse, de facilité d’autoreprésentation, entre autres. Cette notion d’homme photographique était présente dès le début de mes recherches dans la conscience de l’emprise que la photographie exerce sur les connaissances et sur les échanges humains.

Quels sont les enjeux de la détermination de l’identité de l’homme photographique ?

L’enjeu est de comprendre que notre accès au monde est assujetti aux images photographiques, elles-mêmes conditionnées à la fois par leur mode de production (avec des appareils) et par les intentions de ceux qui les ont fabriquées, sélectionnées, et diffusées. Regarder une photographie, n’importe laquelle, c’est aussi être confronté à l’imaginaire de quelqu’un d’autre – ou de quelques autres – et éprouver le besoin de comprendre ce qui s’y passe, en n’ayant que quelques clés tout en projetant sur l’image sa propre mémoire, ses émotions et ses interprétations. L’homme photographique est la résultante des écarts entre le photographique et l’humain, entre un dispositif soumis à des critères de physique et l’exercice de l’œil, du cerveau, de nos facultés biologiques. Cet « homo photographicus », c’est chacun de nous qui fait à la fois des photographies et lien avec les autres et le monde par l’intermédiaire d’images qui, par leur genèse, débordent nos sens et nos capacités perceptives, et peut-être nous fascinent pour ces raisons-là. Quand j’explore les cas d’Hippolyte Bayard, de Strindberg, de Bonnard, de Koudelka, de Kertész ou de Cartier-Bresson en tant qu’individu faisant de la photographie, tous ne sont pas forcément des photographes. Je montre comment ils mettent à profit cet écart entre les capacités techniques et les aptitudes humaines pour faire émerger des figurations et des sensations inédites. En quelque sorte, c’est la pratique photographique qui leur procure des facultés nouvelles, qui fait d’eux quelqu’un d’autre ou de différent.

Peut-on dire que L’Homme photographique est le pendant théorique de Nouvelle Histoire de la Photographie que vous avez publié en 1994 ?

D’une certaine façon, oui, mais je pourrais dire aussi l’inverse, Nouvelle Histoire de la Photographie est la mise en images et en catégories historiques, soigneusement élaborées, d’une histoire globale des phénomènes photographiques, perçus de ce point d’observation qui tente d’englober toutes les pratiques et tous les genres d’images, sans se laisser submerger par les questions soi-disant esthétiques ni par une chronologie des techniques. Et ce, en considérant que chaque photographie est le fruit d’intentions humaines très variables, souvent même hermétiques, forgées sur les potentialités de la technique, par exemple ce que peut ou ne peut pas faire tel ou tel appareil, tel ou tel procédé dans son contexte historique.

Mais pourquoi ne considérer que la surface sensible pour seul fondement d’une théorie photographique ?

La théorie d’un phénomène physique ne peut s’énoncer qu’à partir des faits physiques eux-mêmes. Il faut rappeler que pour qu’il y ait photographie, il faut – et il suffit – que l’on dispose d’une surface préparée uniformément avec une substance photosensible, dont les propriétés sont durablement modifiées par l’action de la lumière, des photons plus exactement, et que l’on puisse rendre visibles et permanents les effets produits. C’est le principe premier de la photographie, aussi bien argentique que numérique, qui distingue la photographie de tous les autres modes de représentation. Et sur cette base qui fait la spécificité absolue de la photographie, on peut intégrer toutes les interventions humaines venant se greffer sur une opération de physique, l’informer et la nourrir de nos préoccupations, en somme.

Ce qui vous conduit à affirmer que nous devons « impérativement mener notre réflexion sur la photographie indépendamment des considérations sur l’art ». En quoi cette appréhension de la photographie en référence à l’art a-t-elle pu générer, et génère-t-elle des analyses faussées, incomplètes, voire des contresens sur les déterminants de la nature d’une photographie ?

L’irruption de l’automaticité photographique a été un grand bouleversement, qui a affecté toutes les pratiques antérieures de fabrication des images, qui faisaient appel à la main de l’artiste, guidée et contrôlée par l’œil. Le régime photographique d’enregistrement direct d’effets lumineux désactive totalement les procédures manuelles et mentales des arts, et requalifie la fonction des nouvelles images, dont les pouvoirs de représentation et d’illusion sont décuplés, alors qu’elles sont très critiquées pour leur technicité et leur froideur. Il faut donc apprécier et juger les photographies à la fois selon le déplacement qu’elles induisent sur la notion même d’art et selon les nouveaux pouvoirs qu’elles instaurent en matière d’authenticité, de précision, de témoignage, de temporalité qui n’avaient pas cours auparavant dans les critères artistiques. Par exemple, les questions de reproduction de l’œuvre d’art, ou de « faux » en photographie, que j’analyse, sont reformulées par le régime photographique qui transforme tout ce qu’il vise en photographie, qui dénature ainsi la matérialité de l’œuvre et son unicité en lui offrant de se multiplier à profusion. La photographie oblige à transposer les critères artistiques dans son propre système.

Michel Frizot, L’homme photographique,
éditions Hazan, 584 p., 29 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°506 du 7 septembre 2018, avec le titre suivant : Michel Frizot, historien et thÉoricien de la photographie : « L’enjeu est de comprendre que notre accÉs au monde est assujetti aux photographies »

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