L’œil de David La Chapelle

Sexe, polémique et photo

L'ŒIL

Le 1 juillet 1998 - 1439 mots

Cet été, on parle de l’exposition de ses photographies comme de l’évènement des Rencontres d’Arles 98 ! On imagine déjà, non sans délectation, les polémiques suscitées par ce joyeux iconoclaste foulant aux pieds les règles les plus élémentaires du consensus en vigueur. Foin du politiquement correct, au diable l’adulation des stars, la brosse à reluire, les people ! Ceux qui se bousculent aux portes du studio de
La Chapelle doivent savoir qu’ils ne sont pas ici pour une nouvelle mise en scène de leur respectabilité, mais bien pour participer à un jeu. Nous avons pu en rencontrer le maître malicieux.

Quand avez-vous été touché par les signes de la culture américaine, tels qu’ils apparaissent dans vos photographies ?
Je suis arrivé à New York lorsque j’avais 15 ans. Cette ville m’est toujours apparue en noir-et-blanc. Quand je me suis mis à voyager, j’ai pris conscience de l’existence d’un autre paysage, incroyable, de cette culture des malls répandue à travers l’Amérique, avec des McDonalds partout. Chez mes parents, là où il y avait autrefois des champs, des bois, s’étalait désormais un parking géant, surmonté de grandes enseignes publicitaires. A New York, on n’assiste pas à ce genre de transformation. J’habite l’East Village, ce quartier où, au tournant du siècle, arrivaient tous les immigrants. Lorsque j’en sors, je me sens comme un touriste dans mon propre pays. Oui, c’est désormais mon approche du paysage : celle d’un touriste en Amérique ! Tout y est tellement choquant. En Floride, en Californie, j’ai découvert des couleurs à hurler, au contraire du noir-et-blanc new yorkais. Aujourd’hui, ça ne m’irrite plus, je trouve même cela amusant. J’ai donc décidé d’utiliser cette culture trash comme fond pour mes photos.

Dans cette partie de la ville, vous deviez un jour ou l’autre croiser quelqu’un de l’entourage d’Andy Warhol. Etes-vous allé à la rencontre de ses amis, ou vous êtes-vous présenté seul à la Factory ?
Quand j’étais gosse, mon magazine préféré était Interview. Et mon artiste favori Andy Warhol. C’était génial : mon artiste favori dirigeant mon magazine préféré ! J’avais donc très envie de le rencontrer. Ma première visite, à mon arrivée à New York, a été pour Interview. Je n’ai pas vu Andy tout de suite, mais un peu plus tard la même année, je l’ai rencontré dans une party donnée en coulisse d’un spectacle. Je me suis précipité pour me présenter et lui montrer mes photos. A partir de là, j’ai commencé à travailler pour Interview. Vers l’âge de 18 ans, et jusqu’à la mort d’Andy en 1987, je suis devenu leur photographe régulier. J’ai eu jusqu’à dix-huit pages dans un même numéro. Je faisais toutes sortes de photos pour eux.

Vous possédiez déjà votre propre style?
Pas vraiment. C’était un peu une école pour moi. Je ne faisais que du noir-et-blanc. J’ai dû passer six ans sans sortir du labo, à ne faire que des tirages ! Après la mort d’Andy, j’ai pris deux années sabbatiques et je n’ai plus travaillé que pour moi. C’est à ce moment que je me suis vraiment mis à la couleur. Elle me semblait mieux appropriée à l’époque. Dorénavant, je vois tout en couleurs !

Les modèles originaux sont déjà l’expression du mauvais goût. Vous le poussez jusqu’à la caricature grimaçante. La plupart du temps, lorsque vous photographiez des célébrités, Andy Warhol avait une approche des célébrités assez différente de la vôtre. Il les transformait en icônes, alors que vous avez tendance à vous moquer d’elles. Je songe à cette image, très irrévérencieuse, des sosies de Courtney Love et Madonna en vieilles dames atrocement vulgaires.vous n’hésitez pas à employer une certaine ironie, un sens de l’humour qui semblaient absents chez Warhol.
C’était une époque – les années 7O et 80 – différente. Andy Warhol avait son propre sens de l’humour, quand par exemple il réalisait son autoportrait en travesti... Ce type là pouvait même être drôle quand il se mettait à jouer avec les médias. Je ne veux pas prendre les gens trop au sérieux, surtout ceux de l’industrie du spectacle, les acteurs, les stars du rock, les top-models. On n’est pas là pour parler de choses profondes comme la vie et la mort, mais de tout ce qui peut amener un peu de joie. Les gens du spectacle n’offrent-ils pas le rêve en même temps que la distraction ? Voilà bien la chose la plus moderne : montrer son intelligence par son rire, son sens de l’humour.

Le cinéma américain contemporain – Quentin Tarrantino, les frères Coen – use assez largement des références. Les spectateurs ne les comprennent pas toujours. Dans vos images également, les références abondent. Ainsi dans votre portrait de Jason Priestley, le clin d’œil au Scorpio Rising de Kenneth Anger est-il évident. Ailleurs, on trouvera des allusions à Fritz Lang.
Certaines références ne sont que le fruit d’une rencontre, d’une coïncidence. Tandis que d’autres résultent d’influences : Kenneth Anger est pour moi le père de cet art vidéo devenu si important dans notre culture. Dans la musique surtout, quand il fait jeu égal avec elle. J’aime beaucoup le travail d’Anger, ses couleurs saturées, sa sensibilité érotique. Il m’a certainement marqué, même de manière inconsciente. J’éprouve aussi de l’admiration pour Federico Fellini, Ridley Scott, Vittorio de Sica. Et pour certains photographes contemporains comme Nan Goldin ou Larry Clark. Mais je n’ai pas le sentiment que mon travail ressemble au leur : il est tout à fait possible d’aimer quelque chose sans pour autant chercher à l’imiter.
Je persiste donc à travailler dans mon style. L’appropriation était le grand truc des années 80. C’était une pratique approuvée dans le monde de l’art en tant que concept. Je crois que tout cela est terminé aujourd’hui. L’idée même de l’appropriation est devenue ennuyeuse. Dorénavant, il faut être original, différer les uns des autres, ne pas copier. Pour ma part, j’ai toujours consciemment cherché à ne jamais faire de photo qui soit une référence explicite à un autre photographe contemporain.

Il y a beaucoup de sexe dans vos images. Vous employez des filles et des garçons sexy, mais avec un certain détachement et pas mal d’humour.
L’attitude sexy et l’humour forment une bonne combinaison. Quand j’ai grandi, dans les années 7O, le sexe était l’objet d’une révolution, avec les mariages ouverts et le vagabondage. La bisexualité était très chic. Soudain, le sida est arrivé, et tout a changé. Le sexe était marrant, spontané, sans danger : voilà ce que je cherche à retrouver en photographiant les femmes.

Cette manière de montrer des femmes très sexy est sans doute perçue en Amérique comme politiquement très incorrecte.
Je trouve très intéressant d’aller à l’encontre de ces structures de pensée. Et puis de quel droit pourrait-on me dire ce qui est correct et ce qui ne l’est pas ? En Caroline du Nord, au cœur de la Bible Belt, où j’ai grandi, l’éducation est oppressive. Mes parents au contraire étaient très ouverts, très modernes. Ils m’apportaient tout leur soutien. Mais la société, l’école que je fréquentais, étaient coincées, rétrogrades. Toute sexualité hors-mariage était considérée comme perverse. Faire l’amour est pourtant un acte physique simple, pas un truc obscur et tordu. C’est la chose la plus démocratique, elle est accessible aux riches comme aux pauvres. Tout le monde peut le comprendre et le photographier. Grandir au temps du sida, perdre tant d’amis, toute cette horreur, m’ont poussé à
me battre pour trouver encore du bonheur. Dans ce monde des ténèbres qu’était la fin des années 8O, j’ai voulu voir les choses en couleurs. Quand je vois certains photographes de mode utiliser cette déprime, je trouve que cela sonne complètement faux. Je préfère que mes images soient une honnête fantaisie plutôt que l’adaptation bidon d’une réalité sinistre.

Vos prises de vues nécessitent une longue préparation. Vous les organisez comme un plateau
de cinéma ?
En effet. Je ne travaille pas mes images à l’ordinateur, comme on le croit parfois. Je les construis, je les fabrique. Je commence par faire un dessin, puis j’imagine des couleurs. Et je pars à la découverte de lieux extraordinaires, avant d’y placer mes modèles. Il faut parfois organiser un casting pour trouver les bons figurants. Tout se fait à partir d’un thème, d’une idée ; j’essaie de penser exactement à ce que je voudrais voir. A ce qui m’exciterait vraiment, là, tout de suite. Lorsque j’étais enfant, je rêvais de magazines, de photographier des top-models, des stars du rock, des acteurs, de créer des images
de toutes pièces. Je considère que j’ai beaucoup de chance d’avoir ce boulot incroyable, le droit de rêver et de créer ce qui me passe par la tête.

ARLES, Chapelle Saint-Martin du Méjean, 6 juillet-16 août

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°498 du 1 juillet 1998, avec le titre suivant : L’œil de David La Chapelle

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque