Enquête

Les éditeurs de livres d’art face à la crise

De la coédition à l’infléchissement de la politique éditoriale, diverses solutions se combinent pour redresser la situation

Le Journal des Arts

Le 19 mars 1999 - 2027 mots

Durant le Salon du Livre, grand-messe annuelle de l’édition (Paris expo, porte de Versailles, jusqu’au 24 mars), les difficultés qui affectent le secteur depuis quelques années seront bien évidemment au cœur des préoccupations. Le livre d’art n’est pas épargné, loin s’en faut, par cette décrue. Recherche de nouvelles niches, pression sur les prix, coéditions, infléchissement de la politique éditoriale, toutes ces solutions se combinent souvent pour tenter d’enrayer un déclin que beaucoup se refusent à juger inexorable.

PARIS - Les statistiques récemment publiées par le Syndicat national de l’édition ont dressé un tableau pour le moins alarmant de la situation du livre en France. En 1997, le chiffre d’affaires en francs constants a été sensiblement égal à celui de 1975, le sévère recul enregistré depuis 1990 n’étant pas étranger à cette apparente stagnation. Par ailleurs, si la production a augmenté de 117 % entre 1970 et 1997, le tirage moyen baissait dans le même temps de 40 %, passant de 14 946 à 8 797 exemplaires. C’est dans ce contexte de crise chronique que s’inscrivent les difficultés rencontrées par le livre d’art. Si la fin des années quatre-vingt laissait augurer de lendemains plus chantants, les cinq dernières années ont été assez calamiteuses. “Il est paradoxal d’assister à un engouement pour l’art, des ventes aux enchères au cinéma, et en même temps à un déclin du livre d’art”, s’étonne Adam Biro. Crise économique, prix trop élevés, absence de l’histoire de l’art à l’école… les causes ont déjà été maintes fois analysées. Toutefois, les éditeurs ont tenté de réagir à cette nouvelle donne.

Des tirages en baisse
Première conséquence de la relative désaffection du public, les tirages ont été sérieusement revus à la baisse. Dans la catégorie beaux livres d’art, l’horizon se situe aux alentours de 3 à 4 000 exemplaires, et pour les essais à 2 500 ou 3 000. La prudence domine donc dans ce secteur où, en cas d’échec, les pertes sont plus importantes que pour les romans. Les éditions à petit prix touchent en revanche un lectorat plus large (10 000 exemplaires en moyenne pour les “ABCdaire” de Flammarion, par exemple). Même un éditeur comme Citadelles-Mazenod, qui bénéficie pourtant d’un double circuit commercial, en librairie et par courtage, a été obligé de réduire ses tirages. Un ouvrage de la collection “Les grandes civilisations” est aujourd’hui édité à 14-15 000 exemplaires contre près de 20 000 il y a une dizaine d’années. Néanmoins, son mode de diffusion original lui permet de proposer des ouvrages à plus de 1 000 francs.

En fait, la plus forte désaffection frappe les livres dont le prix se situe entre 300 et 600 francs, l’encombrement de ce créneau expliquant en partie leur difficulté à trouver un public. Même si, selon Jean-François Barielle, directeur général des éditions Hazan, “nous ne faisons en cela que rejoindre nos voisins”, la survie passe par “une diversification de l’offre éditoriale, dans des gammes de prix différents, avec des approches différentes”.

D’une analyse comparable, Flammarion tire des conclusions plus radicales dans la réorientation de la production. Delphine Storelli, qui y est responsable des livres d’art, assigne deux missions à un éditeur : d’une part, “la publication des recherches”, d’autre part, “la vulgarisation [qui] répond à une demande plus immédiate et plus superficielle”. Fort de ce constat, Flammarion envisage en quelque sorte de délaisser le segment intermédiaire et de “se positionner plus clairement sur les prix”. Pour les monographies d’artistes, “nous aurons tendance à augmenter le prix de vente si elles présentent un corpus complet”. À l’autre extrémité du spectre se situent les “livres plus ouverts sur le public”, avec la gamme “Tout l’art”, déclinée en plusieurs volets (Contexte, Grammaire des styles…), et les inévitables “ABCdaire”. À ceux qui accuseraient Flammarion de se désintéresser du livre d’art, Delphine Storelli répond que “la situation du secteur oblige à tout repenser de fond en comble”, et que la publication de livres d’art aujourd’hui “intègre de plus en plus de paramètres de marketing et d’image”. Marketing, le mot est lancé. C’est bien à ce type de logique plus qu’à un véritable projet éditorial qu’obéissent les différentes collections à petit prix lancées par divers éditeurs ces dernières années. Avec pour ambition de rééditer le succès des “Découvertes-Gallimard”. Mais “il ne faut pas faire n’importe quoi pour 100 francs, rappelle Jean-François Barielle. Il faut offrir quelque chose de non périssable, il faut une valeur ajoutée” et surtout “une identité forte pour se distinguer”.

Une dictature médiatique
Amplifié par la “dictature médiatique” des expositions et autres événements culturels, le suivisme prend parfois des tours absurdes. On a ainsi vu paraître, à l’occasion de l’exposition “Gustave Moreau” au Grand Palais, un nombre d’ouvrages considérable, dans tous les formats et à tous les prix, sans commune mesure avec la notoriété du peintre ou son importance au regard de l’histoire de l’art. Compréhensible pour un Georges de La Tour, une telle débauche éditoriale semble parfaitement ridicule pour Moreau, quand bien même l’exposition aurait rencontré un certain succès.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cet encombrement. S’il est vrai que la perspective d’une célébration accélère les recherches, la possibilité de bénéficier du retentissement médiatique et de toucher un large public est déterminant. De plus, un tel contexte permet d’atteindre plus rapidement le seuil de rentabilité. Le profil de l’acheteur de livres d’art n’est pas étranger non plus à ce phénomène : “Nous avons un public captif, celui qui visite les expositions, constate Jean-Loup Champion, responsable des livres d’art chez Gallimard. C’est souvent à cette occasion qu’il effectue son achat.” D’ailleurs, note Jean-François Barielle, “la librairie de musée joue un rôle de plus en plus déterminant dans la diffusion du livre d’art”.

Si l’uniformisation menace, inscrire ses parutions dans le cadre d’expositions présente bien des avantages sur le plan économique. Cette politique permet d’abord une meilleure répartition du chiffre d’affaires sur l’année, car la saisonnalité du marché reste forte (lire notre encadré). D’autre part, elle offre l’opportunité de réaliser des coéditions, véritables filets de sécurité pour les éditeurs. “Dans les coéditions avec les musées, l’achat d’une partie du tirage par les organisateurs de l’exposition permet de faire baisser le prix de revient” et donc le prix de vente, explique Jean-Loup Champion. La monographie François Mansart, le génie de l’architecture, première synthèse publiée en français sur le génial architecte, n’aurait sans doute pas pu être proposée à 290 francs si la moitié des exemplaires n’avait pas été vendue au château de Blois et aux Archives nationales. Pour ne citer que ces deux exemples, l’an dernier Flammarion a édité le catalogue “Courbet” avec le Musée de Lausanne et Adam Biro celui des “Boucliers tribaux” avec la Fondation Mona Bismarck. Sans doute, les éditeurs ont-ils conscience que le catalogue d’exposition est souvent perçu par une grande partie du public comme l’ouvrage de référence. Alors que pour un artiste comme Georges de La Tour, existait déjà avant le catalogue du Grand palais la monographie essentielle de Jacques Thuillier.

Les institutionnels incités à la coédition
Forte de ses 110 titres annuels, dont une quarantaine de catalogues, la Réunion des musées nationaux (RMN) reste le principal éditeur de livres d’art en France. Toutefois, avec d’autres éditeurs institutionnels comme le Centre Georges Pompidou, elle a été fortement incitée par son autorité de tutelle à réaliser davantage de coéditions avec les éditeurs privés, par exemple Gallimard (Mallarmé), Flammarion (Picasso et le portrait) ou Le Seuil (Man Ray). Une bonne manière de faire partager au privé la rente que peuvent constituer les grandes expositions et, accessoirement, d’étouffer un peu les accusations de concurrence déloyale régulièrement adressées aux institutionnels : alors que leur coefficient multiplicateur – pour passer du prix de revient au prix de vente – se situe autour de 2,5-3, celui des éditeurs privés est de 4 ou 5.

Hors des relations avec les institutions, le plus souvent, seule la coédition permet la publication de certains ouvrages. Jacques Binsztok, directeur du département Seuil Images, prend l’exemple des grandes monographies de photographes publiées par Le Seuil (Weegee…) : “Si on ne les coéditait pas, on ne pourrait pas les faire”. Grâce à l’impression simultanée des éditions en différentes langues, le prix de revient peut être réduit de façon significative. “L’avenir du beau livre de création, c’est l’internationalisation, résume-t-il, et le développement des relations avec les maisons étrangères constitue une priorité.” De la même manière, le catalogue raisonné de Balthus (Gallimard), annoncé pour les mois à venir, sortira dans plusieurs langues. “L’édition en plusieurs langues est plus intéressante que la vente de droits”, souligne Chantal Desmazières, directrice des éditions Scala, qui a procédé ainsi pour le Fontainebleau publié l’an dernier.

Plus inattendu, Flammarion a obtenu pour L’art de la Mésoamérique, grande synthèse à paraître prochainement, le concours d’un partenaire privé au Mexique et une subvention du gouvernement.

Un cercle vicieux
Car la grande affaire, pour les ouvrages entre 300 et 600 francs évoqués plus haut, reste la baisse des prix. Pour cela, “on réduit les frais généraux, on n’embauche pas, on négocie très durement avec les imprimeurs, dans les autres pays européens et jusqu’en Extrême-Orient, on cherche des préventes, des coéditions, et on se contente de marges moins importantes”, résume Adam Biro. “Un véritable cercle vicieux s’est mis en place”, observe Jacques Binsztok, qui parle également de “mécanique déflationniste”.

Mais si la pression sur les prix a constitué une riposte nécessaire à l’arrivée sur le marché français d’éditeurs étrangers proposant des livres à bas prix, l’enjeu ne se limite pas à cet aspect . “Taschen et les autres inondent le monde avec leurs ouvrages, bénéficient d’une bonne diffusion et de prix très bas, mais trouver le même livre sur Picasso dans le monde entier n’est guère excitant”, note Chantal Desmazières.

Plutôt que de se positionner à tout prix sur un marché saturé et de proposer un énième ouvrage sur quelque grand maître de la peinture, certains préfèrent rechercher des niches et répondre à une demande non satisfaite. Hazan comme Le Seuil parient ainsi leurs collections de livres sur la photographie et l’architecture. “En 1998, tous nos livres d’architecture ont été épuisés avant la fin de l’année”, se félicite Jacques Binsztok, qui rappelle que “le travail de l’éditeur, ce n’est pas seulement de gagner de l’argent, c’est aussi de faire des livres qu’il estime importants”. Ainsi, malgré les difficultés, les éditeurs s’efforcent de poursuivre ce qui s’apparente souvent à un sacerdoce, la publication des recherches en histoire de l’art. “Les chercheurs français doivent faire entendre leur voix, explique Jean-François Barielle. Mais ces mêmes auteurs doivent faire l’effort de rassembler les connaissances et offrir une synthèse”, à l’instar de ce qu’avait fait, avec succès, André Chastel pour l’art français.

Malgré le marasme du secteur, le livre d’art doit néanmoins sembler riche de promesses pour certains éditeurs de poids, puisque Hachette a acquis les éditions Hazan et Le Seuil a décidé de développer les livres d’art avec un objectif d’une trentaine de titres par an.

264,5 millions de francs de chiffre d’affaires

Si les “beaux livres d’art�? (dénomination retenue par le Syndicat national de l’édition) représentaient 2,9 % du chiffre d’affaires total de l’édition en 1992, ils atteignaient péniblement 1,4 % en 1997. Le “livre d’études artistiques�? s’en sort apparemment mieux, passant de 0,3 % à 0,5 %, avec une pointe à 0,7 % en 1996 et 1997. Mais ces statistiques ne doivent pas abuser, car cette dernière catégorie est un peu fourre-tout : on y trouve aussi bien les essais théoriques que les collections grand public à petit prix. Quant aux autres chiffres disponibles, ils ne sont guère significatifs car ils ne distinguent pas entre le livre d’art proprement dit et le beau livre illustré, lequel traite aussi bien de la Coupe du monde que de l’Art de vivre. Les beaux livres d’art et les livres d’études artistiques ont donc généré 264,5 millions de francs en 1997, pour un chiffre d’affaires global de l’édition légèrement supérieur à 14 milliards. 431 nouveautés et 197 réimpressions ont été proposés dans ce domaine, soit à peine plus d’1 % du total des exemplaires (47 214 titres). - Livres d’études artistiques : 3,65 millions d’exemplaires ( 125 000 réimpressions), tirage moyen 14 308 exemplaires. - Beaux livres d’art : 1,45 million d’exemplaires ( 481 000 réimpressions), tirage moyen 5 310 exemplaires.

Le Mai du livre d’art, pour quoi faire ?

Ne se satisfaisant pas de cotisations jugées trop élevées pour la promotion d’un seul ouvrage, deux poids lourds du secteur, Gallimard et Flammarion, avaient, l’an dernier, boudé le Mai du livre d’art, opération née en 1988. Beaucoup d’éditeurs constataient par ailleurs un manque de dynamisme des organisateurs et une mobilisation insuffisante des libraires. Aujourd’hui, les cotisations ont été revues à la baisse, permettant le retour de Gallimard, et des mesures sont envisagées pour sortir la manifestation de sa relative léthargie. Si certains ne cachent pas leur scepticisme sur l’efficacité de l’opération, tous s’accordent à reconnaître qu’elle leur permet d’intéresser la presse généraliste, peu encline habituellement à rendre compte des livres d’art. “En mai, la presse a plus de temps, les libraires aussi�?, constate Chantal Desmazières. Et puis cette opération “montre qu’il y a des livres d’art à tous les prix�?. Son ambition est d’organiser différentes actions tout au long de l’année, comme un prix, car “tout ce qui peut atténuer la saisonnalité du marché est bienvenu�?, souligne Jacques Binsztok. Celle-ci reste forte, ainsi que le montre l’exemple proposé par Jean-Loup Champion : dans la collection “Maîtres de l’art�? (Gallimard/Electa), un ouvrage mis en vente au printemps se vendra toujours moins bien que celui qui sort à l’automne. Mais “si on ne résiste pas par ce genre d’opération, le reflux se transformera en raz de marée�?, conclut Adam Biro.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°79 du 19 mars 1999, avec le titre suivant : Les éditeurs de livres d’art face à la crise

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