Lars Nittve, Iwona Blazwick, Frances Morris : La Tate Modern entraîne le visiteur dans une nouvelle lecture du siècle

La collection est accrochée selon quatre qui élargissent les catégories habituelles

Le Journal des Arts

Le 12 mai 2000 - 2415 mots

En faisant le pari d’une présentation thématique, la Tate Modern entraîne le visiteur dans une nouvelle lecture du siècle, rythmée par des monographies et des œuvres contemporaines. Lars Nittve, directeur de la Tate Modern, accompagné par Iwona Blazwick, directrice des expositions et de l’accrochage, et par Frances Morris, conservatrice de ce même musée, revient sur l’accrochage inaugural du musée.

Le principe d’un accrochage thématique a déjà été appliqué par le MoMA et par la Collection Essl de Vienne. Pensez-vous vous inscrire dans une tendance ?
Lars Nittve : Cela coïncide avec une nouvelle manière de regarder, de penser l’histoire et, bien sûr, de reconnaître qu’il n’y a pas une seule histoire de l’art moderne. En tant que musée, nous devons considérer cela comme un fait.
Frances Morris : Presque une année s’est écoulée entre le moment où nous avons eu cette idée et le moment où elle a été acceptée. Nous avons travaillé avec les conservateurs des collections et nous avons obtenu un éventail de possibilités extrêmement riche, à mettre en regard avec nos espaces et nos contraintes. Arrivé là, tout est devenu incroyablement complexe, mais nous avons eu douze mois pour y réfléchir et décider si les œuvres de la collection pouvaient supporter nos choix.

Vous avez organisé la collection selon quatre thèmes qui reflètent et élargissent les catégories admises en histoire de l’art : la nature morte, le paysage, le corps humain et, enfin, la narration historique et l’allégorie. Quel raisonnement soutient ce découpage ?
F. M. : Nous avons délibérément choisi une structure antérieure au modernisme. Nous voulions montrer le début de quelque chose. Les histoires de l’art linéaires mènent toujours à une fin, selon un faisceau qui s’aplatit et se rétrécit. Il devient alors très facile de donner l’impression que tous les éléments convergent. Donner un point de départ permet d’obtenir une matière en expansion, et de la développer grâce à plusieurs types d’accrochage.
Iwona Blazwick : Le problème majeur d’une chronologie linéaire est qu’elle s’aligne sur une évolution, et présente le siècle comme une série de mouvements qui se répondent les uns aux autres. Un courant semble prendre fin alors qu’un autre commence, excluant toute notion de pratiques synchrones. De plus, ce modèle tend à tout regrouper en “ismes” et en mouvements, et exclut rapidement des pratiques individuelles telles que celle de Francis Bacon, ou des choses qui restent hors de l’histoire du modernisme.

Au niveau 3, les sections “Paysage” et “Nature morte” sont liées par une salle dédiée à Anthony Caro ; au niveau 5, Bruce Nauman assure la transition entre les espaces “Histoire” et “Corps”. Doit-on comprendre que ces catégories sont mobiles ?
F. M. : Cela s’inscrit dans notre démarche : ces découpages sont des cadres d’interprétation et non des éléments pour la limiter.
I. B. : Par ces espaces de liaison, nous signifions que nous ne voulons pas que ces catégories soient définitives. Par ses notions de perception et de “colour-field”, d’étendue des couleurs, l’Expressionnisme abstrait entre dans “Paysage/Matière/ Environnement”, mais nous avions aussi pensé l’inclure dans le thème “Histoire/Mémoire/ Société”, le mouvement ayant été récupéré par la politique pendant la Guerre froide.
F. M. : Plusieurs artistes apparaissent dans des salles ou des espaces différents. Jackson Pollock est présent dans deux contextes : dans les espaces “Paysage” et “Corps”, dans une salle consacrée à l’automatisme.

L’accrochage est-il amené à être modifié ?
F. M. : Nous pensons conserver la structure thématique pendant trois à cinq ans. Mais dans les quatre sections, on trouve différentes configurations : les présentations monographiques, les thèmes qui traversent le siècle et quelques présentations documentaires. Tous ces espaces évolueront en fonction des cycles dans lesquels ils seront proposés. Les présentations concernant des personnalités peu connues ou des artistes vivants changeront tous les six mois environ. Ces transformations modifieront le caractère et l’intensité de chaque thème.

Qu’en est-il du visiteur qui souhaiterait revoir certaines œuvres ?
F. M. : Les grands tels Rothko, Duchamp ou Beuys resteront accrochés beaucoup plus longtemps. Ce ne sont pas uniquement les géants du siècle, ils sont aussi les géants de notre collection. Les gens veulent les voir ou les revoir. Mais ils pourront réapparaître dans un autre environnement, dans un autre espace thématique. Duchamp est mis en parallèle avec Picabia, mais il pourra être associé à Hamilton.
L. N. : Parce que nous n’avons pas besoin de faire tourner la collection à un rythme effréné, nous pouvons présenter, chaque fois, beaucoup plus d’œuvres. Sur la durée, vous pourrez retourner voir vos amis et, peut-être, les redécouvrir dans un contexte différent.

Les critiques de l’accrochage thématique lui reprochent de desservir l’art qu’il présente, ou avancent que raconter plusieurs histoires en même temps risque d’embrouiller le public non spécialiste.
I. B. : Le public n’est plus perçu de façon monolithique, on reconnaît aujourd’hui l’existence de plusieurs publics. Pour qui est-ce ? À qui nous adressons-nous ? Tout cela casse l’image autoritaire et hiérarchique du musée.
F. M. : Nombre de ces attaques sont motivées par le fait qu’il faut une chronologie, une histoire. Mais lorsque vous parcourez nos salles, vous comprenez qu’elles s’ouvrent sur l’histoire, et en aucun cas ne la rendent superflue. Elles vous informent sur certains moments précis ; il ne s’agit pas de nier le temps.
L. N. : Nombre d’accrochages thématiques ou non chronologiques se sont révélés extrêmement déroutants. Ils ne faisaient que refléter la vision poétique du commissaire d’exposition. On trouve d’autres exemples qui ne relevaient que de l’amusement et du spectacle. J’ai moi-même critiqué bon nombre de ces choix, et je voudrais juste que nous soyons jugés sur ce que nous faisons. On essaye surtout de créer un environnement qui puisse aider le non-spécialiste à trouver quelques réponses à ses questions : pourquoi ce tableau est-il ainsi ? pourquoi l’artiste a-t-il choisi de le réaliser de cette façon ? L’explication fondamentale dans un accrochage chronologique est que tous les artistes agissaient ainsi à la même époque. C’est partiellement vrai, mais les artistes peuvent aussi réagir à ce qu’un autre artiste a réalisé cent ans auparavant, ou encore à ce que de jeunes artistes créent au même moment. Il y a beaucoup de raisons pertinentes pour lesquelles les artistes font ce qu’ils font. Nous tentons de proposer des modèles efficaces pour comprendre ces raisons.

Comment transmettre cette complexité sans embrouiller le public ?
L. N. : Lors d’une rupture avec la tradition, le plus important est d’essayer de le faire de la manière la plus claire possible. Notre modèle est très simple et va faciliter la compréhension. J’ai été stupéfait de constater que, avec l’abandon de la longue chronologie linéaire, nous arrivions à créer des moments très intenses. Ils prennent la forme d’une petite monographie. On peut se reposer un peu avant de continuer.
F. M. : Et oublier les thèmes pour un temps. Francis Bacon a une salle pour lui seul, avec des œuvres qui couvrent l’ensemble de sa carrière ; Bridget Riley aussi. Nous avons deux ou trois salles de ce type dans chaque espace thématique, cela modifie le rythme de la visite. En entrant dans la salle Beuys, on a presque l’impression d’entrer dans son atelier : S’y trouvent the End of the twentieth century ; Lightning with stag, une œuvre extraordinaire composée de quarante éléments, et qui nous a été prêtée ; et enfin, le tableau noir, les vitrines, le cuivre et toute la collection des matériaux et des motifs énergétiques.
I. B. : Nous devons souvent laisser les œuvres parler d’elles-mêmes. Les présentations monographiques doivent être des plus plaisantes car on se retrouve complètement immergé dans un ensemble d’œuvres. Dans la section “Histoire/Mémoire/Société”, vous êtes plongés dans une œuvre de Dan Flavin. Ce doit être une expérience purement viscérale, optique et physique ; une part vitale, toujours vécue en allant au musée. L’un de nos objectifs est de nous servir de la présentation actuelle et de ses textes dans le processus pédagogique.
F. M. : Après avoir interrogé des visiteurs et observé des gens dans les musées et les expositions, il ressort que le visiteur moyen (même s’il n’existe pas) passe de quarante minutes à une heure dans le musée avant d’aller boire un café, de faire un tour à la librairie ou de partir. C’est vraiment beaucoup demander que de le faire passer par quatre espaces thématiques et deux niveaux dans ce laps de temps. Nous avons donc eu l’idée de proposer, pour cette durée, une expérience cohérente plutôt que partielle.

Vous ponctuez tout le parcours d’œuvres d’art contemporain. Peut-on vous reprocher d’accorder trop d’importance à la production actuelle ?
F. M. : Mais le contemporain n’est autre que l’histoire de demain. À vrai dire, une visite cohérente d’un musée d’art moderne doit réunir les deux extrémités du spectre : le contemporain et l’historique. Notre réflexion a été en partie influencée par le résultat d’une consultation menée assez tôt auprès d’artistes. Plusieurs d’entre eux étaient très enthousiastes à l’idée que notre présentation puisse montrer comment ils travaillent. Ils ne se considèrent pas comme des “contemporains” : ils piochent à droite et à gauche et ils mélangent le tout. Cela ne veut pas dire que notre présentation en fait autant, nous avons la chance de pouvoir montrer des artistes qui assurent une liaison constante avec le passé, mais aussi sa remise à jour permanente. Pour eux, le passé est toujours présent, c’est fondamental. Les œuvres d’art de toutes les époques voyagent dans le temps. Elles existent depuis leur naissance et continuent d’exister même si leur contexte change.
L. N. : Les juxtapositions directes d’œuvres historiques et contemporaines ne sont pas si fréquentes que cela, et lorsqu’elles existent, elles sont choisies avec le plus grand soin. Je dirais plutôt qu’on peut sortir d’une salle qui dégage une atmosphère et un caractère particuliers, pour entrer dans une autre plus contemporaine. Toute la philosophie du musée consiste à essayer d’éviter une hiérarchisation entre l’art contemporain et les œuvres considérées comme historiques, ou appartenant au modernisme classique. Mais c’est vrai, nos critères sont contemporains. Nous nous adressons à un public qui existe, ici et maintenant, la vie actuelle nous sert donc de point de départ.
F. M. : La question principale n’est pas uniquement de savoir si “mamie” sera intéressée par une salle pleine d’art contemporain. Nous voulons aussi savoir si le public plus jeune appréciera une salle entièrement consacrée à Stanley Spencer. Au-delà, je suis convaincue que nous devons stimuler une expérience pour les gens qui viennent sans connaissances préalables, mais aussi pour les visiteurs plus avertis. Nous proposons une présentation intitulée “Le nu et la nudité”, qui s’interroge sur cette tradition essentiellement masculine selon laquelle des femmes nues sont peintes ou représentées par des hommes, pour que d’autres hommes s’en délectent. Mais, la salle suivante est petite, noire, elle accueille le Brontosaure de Sam Taylor-Wood, avec cet homme qui danse nu. Cet agencement en dit long sur les deux présentations : notre fonds d’œuvres de grands artistes du début du siècle n’est pas important, et on n’y trouve pas de représentations radicales d’hommes nus, encore moins réalisées par des femmes. Nous travaillons avec nos déficiences.

Comment s’est faite la sélection de “Between a cinema and a hard place”, ensemble d’installations contemporaines disposées au niveau intermédiaire prévu pour les expositions temporaires ?
F. M. : L’idée vient du désir d’enrichir chacun des quatre thèmes de l’exposition par une série d’installations majestueuses provenant principalement de notre collection, mais aussi de prêts, afin de créer un champ d’observation, où les paysages deviennent l’environnement et les natures mortes, la représentation de la vie quotidienne. Nous ne pouvions pas le faire dans les espaces thématiques pour des raisons de contraintes matérielles. Le titre vient d’une œuvre de Gary Hill qui correspond tout à fait à ces sensations : une impression d’introspection avec le caractère éphémère, mouvant, théâtral de Matthew Barney, Julian Opie et Gary Hill. Puis on appréhende des objets matériels, avec Balka, Kapoor, Muñoz, qui créent véritablement une présence physique. Nous avons veillé à créer une narration d’expériences physiques, de l’obscurité à la lumière, du bruyant au calme.
I. B. : Et cela, afin de nous concentrer sur ce qui se passe au tournant du siècle. On cesse de regarder par la fenêtre et on va voir le monde.

Pour l’art contemporain britannique, pensez-vous que votre rôle est d’être plus catégoriques que la Tate Britain, plus libre d’entreprendre des projets plus risqués ?
I. B. : Aujourd’hui, nous ouvrons le bâtiment et nous présentons la collection. En janvier 2001, nous enchaînerons sur notre programme d’expositions temporaires, ce qui nous permettra de présenter notre vision de l’art contemporain, d’entretenir une relation plus dynamique entre les expositions temporaires et la collection, et de développer nos regards sur le passé.
L. N. : Je ne pense pas qu’il faille voir une relation entre notre programme d’art contemporain et celui de la Tate Britain. Nous essayons de travailler en deux temps : d’un côté, nous sommes un magnifique musée d’art moderne, vraiment solide, animé d’un véritable esprit de recherche, et qui travaille sur ces merveilleuses expositions ; de l’autre, nous essayons aussi de travailler comme une petite Kunsthalle, un espace réellement expérimental dont la flexibilité permettra d’accueillir divers projets et de diffuser une contre-culture au sein de cette grande institution nationale.

Lars Nittve, directeur.
Conservateur au Musée d’art moderne de Stockholm entre 1986 et 1989, il a dirigé le Centre d’art contemporain de Malmö et occupé jusqu’en 1997 la direction du Louisiana, Musée d’art moderne de Copenhague.
Iwona Blazwick, responsable de l’accrochage et de la programmation des expositions. Directrice entre 1987 et 1993 des expositions à l’Institut d’art contemporain de Londres (ICA), elle a été directrice de collection aux éditions Phaidon jusqu’en 1997.
Frances Morris, conservatrice en chef. Après avoir été commissaire d’exposition à la galerie Arnolfini de Bristol, elle est entrée à la Tate Gallery en 1987 et a rejoint la Tate Modern en 1997. Elle travaille actuellement avec Richard Flood sur l’exposition Arte povera prévue pour 2001.

Les expositions : en 2001
Pour l’instant l’accrochage des collections permanentes de la Tate Modern balaye le siècle selon quatre thèmes : Nature morte/Matière/Environnement, Nature morte/Objet/Vie quotidienne, Histoire/ Mémoire/Société et Nu/Action/Corps. À partir de 2001, une série d’expositions, majoritairement historiques, complétera ce parcours. Entre janvier et avril, Ville du siècle : art et culture dans les métropoles du XXe siècle fera le tour de la question en neuf villes, de Paris pour le début du siècle à Londres pour les années quatre-vingt-dix. Suivront, de juin à septembre, Arte povera : un art sans limite, 1962-1972 et La nature morte contemporaine, puis de septembre à décembre, Surréalisme, sexe et sexualité, et la première grande exposition monographique de Katarina Fritsch en Angleterre.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°105 du 12 mai 2000, avec le titre suivant : Lars Nittve, Iwona Blazwick, Frances Morris : La Tate Modern entraîne le visiteur dans une nouvelle lecture du siècle

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