Histoire de l'art

La peste, creuset d’un renouveau artistique

Par Isabelle Manca · Le Journal des Arts

Le 6 mai 2020 - 1008 mots

L’épidémie du Moyen Âge a bouleversé en profondeur l’iconographie religieuse, allégorisé la mort sous la forme d’un squelette et façonné un imaginaire nourri de macabre et de surnaturel.

Économie, modes de vie ou encore croyances : les grandes épidémies bouleversent tout sur leur passage. Elles laissent aussi souvent une empreinte dans la sphère culturelle. Et plus grave est l’épidémie, plus profond est son impact artistique. Au Moyen Âge, le pire des fléaux a ainsi constitué un creuset exceptionnel, suscitant un puissant renouveau iconographique et stylistique. La Peste noire, qui a décimé la population occidentale en 1348 et fut suivie de répliques, est souvent considérée comme l’une des pires hécatombes de l’Histoire. Elle aurait causé la mort de dizaines de millions de personnes, voire d’un tiers de la population européenne. Évidemment, cette omniprésence de la mort hante l’esprit des survivants, a fortiori celui des artistes. La seconde moitié du XIVe siècle est ainsi le théâtre de l’apparition de nouveaux thèmes comme celui de la « Vierge d’humilité ». En Italie, ce motif supplante celui de la « Vierge en majesté ». Un sujet relégué car n’étant plus en adéquation avec les attentes des fidèles qui aspirent à des représentations moins solennelles de cette figure religieuse de premier plan, qui tient un rôle d’intercesseur majeur en cas de crise. La Vierge n’est ainsi plus juchée sur un trône somptueux mais assise à même le sol sur un coussin ou un parterre fleuri. Ce thème connaît un vif succès, notamment chez les peintres siennois comme Niccolò di Buonaccorso dont le Louvre conserve un bel exemplaire. Ce souci d’humanité et de bienveillance irrigue un autre thème phare qui connaît un véritable âge d’or à la fin du Moyen Âge : la « Vierge de miséricorde ». Aussi appelée la « Vierge au manteau » en raison du large manteau qu’elle déploie au-dessus des fidèles pour les protéger des fléaux. Ce thème original se répand très rapidement au lendemain de la Peste noire. L’un des premiers exemples connus a ainsi été exécuté dès 1350 dans la cathédrale d’Orvieto [Ombrie, Italie centrale] par Lippo Memmi. C’est dire la portée consolatrice autant qu’apotropaïque conférée à ce motif.

Une nouvelle représentation de la mort

Inévitablement, ces décennies d’horreur et l’exposition répétée à la mort de masse modifient profondément la sensibilité des hommes et des femmes de la fin du Moyen Âge. Ce traumatisme conditionne ainsi la représentation de la mort et favorise l’incursion du macabre dans l’art. Une dimension jusqu’alors quasi inexistante dans la culture occidentale mais qui forme à cette époque son répertoire ; un répertoire qui, par certains aspects, nourrit encore l’imaginaire collectif contemporain. On l’ignore souvent, mais c’est en effet dans le sillage de la Grande Peste que se consolide l’image canonique de la Mort. Rarement représentée sur le mode de l’allégorie auparavant, son image se construit au XVe siècle sous la forme d’un squelette. Cette créature connaît quelques variations iconographiques. Elle peut ainsi être armée d’un arc, d’une épée ou d’une faux, et être représentée en mouvement, soit marchant, soit montée sur un cheval famélique voire squelettique. Mais quels que soient ses attributs ou ses postures, son attitude, elle, ne varie pas. La Mort est désormais perçue comme menaçante, angoissante et triomphante. Le thème du « Triomphe de la Mort » s’impose ainsi dès le XVe siècle. Si plusieurs exemples de cette époque ont été détruits, un témoignage exceptionnel a été conservé à Palerme, en Sicile. Réalisée pour le palais Sclafani, cette fresque saisissante représente un squelette décochant ses flèches, symbole médiéval de l’épidémie qui s’abat depuis le ciel, et chevauchant un canasson mort-vivant qui piétine des cadavres.

Preuve du traumatisme durable de ces épidémies dévastatrices, le thème du « Triomphe de la Mort » perdure au moins jusqu’à la fin de la Renaissance. Son illustration la plus connue a en effet été peinte en 1562 par Brueghel l’Ancien. Au centre du tableau, un terrifiant squelette à cheval fauche les vies et commande une armée de squelettes qui massacre indistinctement hommes, femmes et enfants. Du XIVe siècle à la fin de la Renaissance, le climat d’inquiétude généralisée et de terreur face à cette mort de masse qui frappe à l’aveugle – des souffrances renforcées par les guerres et famines –, engendre en effet un terreau particulièrement propice à l’essor des idées millénaristes. Les visions apocalyptiques se multiplient à une échelle jamais vue. Que l’on pense aux scènes de torture, aux amoncellements de corps mutilés dans les Enfers de Bosch ou à la fameuse série de l’« Apocalypse » gravée par Dürer. Ces images très fortes façonnent un imaginaire inédit dans lequel le surnaturel et le macabre s’implantent durablement. Un constat encore plus vrai pour la thématique liée par excellence à la Peste noire : la danse macabre.

Ce sujet se matérialise en effet au XVe siècle, et influence les arts et la culture dans les siècles suivants jusqu’à aujourd’hui. C’est d’abord dans la sphère monumentale qu’apparaît cette iconographie sans précédent, au sein des peintures murales, essentiellement en France et dans le monde germanique. Les plus populaires, celles du cimetière des Saint-Innocents à Paris et du couvent dominicain de Bâle, en Suisse, ont hélas disparu, mais on les connaît d’après leur version gravée. Ces estampes montrent de sinistres farandoles où les personnages sont placés hiérarchiquement, du pape à l’enfant en passant par l’empereur et le clerc. Tous, quels que soient leur âge et leur rang social, sont inéluctablement entraînés au tombeau par des squelettes dansant. Le message de ces œuvres à la fonction éminemment cathartique est le pouvoir égalisateur de la mort. Alors que la période est incertaine et que la mort rôde en permanence, tous les individus se retrouvent égaux devant la catastrophe.

Le succès phénoménal de ce thème s’explique par sa dimension exutoire et ironique, mais réside aussi dans son intense diffusion par la gravure. S’il ne fallait qu’un exemple, ce serait la célèbre série de danses macabres gravées par Hans Holbein le Jeune. Mais plus surprenante sans doute est l’extrême longévité de ce motif iconographique dont on trouve actuellement des résurgences, notamment dans l’œuvre du dessinateur Tomi Ungerer, pour n’en citer qu’un écho évident.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°545 du 8 mai 2020, avec le titre suivant : La peste, creuset d’un renouveau artistique

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