<i>Cuba est victime de l’autorobo, l’\"auto-vol\" généralisé</i>

La Havane à l’encan…

Le Journal des Arts

Le 1 janvier 1996 - 1446 mots

L’intense activité touristique qui se développe à Cuba ne peut masquer la pauvreté croissante de la population et le délabrement de la capitale, La Havane. Que ce soit en raison de la corruption, des vols ou par l’intermédiaire des galeries contrôlées par l’État, les œuvres d’art en provenance de Cuba se multiplient sur le marché. Alors que des témoignages de plus en plus accablants dénoncent cette dilapidation du patrimoine artistique cubain, quel­ques projets de sauvegarde architecturaux ou en direction des artistes contemporains – dus à l’initiative de l’Unesco ou de la Fondation Ludwig – émergent de ce marasme.

LA HAVANE. En dépit de la misère, Cuba devient une sorte de Mecque touristique. Ce secteur d’activité attire les investisseurs du monde entier, à l’exception des États-Unis, du fait de leur embargo. De nouveaux hôtels se construisent tandis que les anciens sont restaurés. Les restaurants comme les discothèques pour touristes sont bondés. Mais alors que toute l’économie liée au tourisme s’opère en dollars, la plupart des Cubains n’ont pas accès à ces devises…

Le Museo Nacional de Bellas Artes résume à lui seul toutes ces contradictions. Situé à quelques pas de l’hôtel Sevilla, la résidence la plus élégante de la vieille ville, le musée est abrité dans un bâtiment disgracieux en béton. À l’automne, seuls deux de ses trois étages étaient ouverts au public. La peinture cubaine, les maîtres anciens européens, les sculptures antiques et les vases grecs n’avaient droit qu’à des galeries humides, tandis que les collections d’art d’Amérique latine n’étaient même pas exposées, en dehors des collections cubaines.

Selon plusieurs conservateurs, qui ont souhaité garder l’anonymat, le personnel du musée est démoralisé. La conservation des œuvres souffre de la pénurie de matériel et les acquisitions ne sont guère florissantes, même si le musée est habilité à préempter toute œuvre d’art considérée par les conservateurs comme un élément essentiel du patrimoine national ou une pièce indispensable aux collections du musée. Celles-ci se sont néanmoins considérablement enrichies au début des années soixante, lorsque les familles fortunées ont fui le nouveau régime…

Impliqué dans un réseau spécialisé dans le vol et la vente de toiles appartenant aux collections nationales, un administrateur du Museo Nacional a récemment été condam­né. Soixante-dix œuvres environ ont ainsi disparu à la faveur de transferts entre départements, aux fins officielles d’inventaire. Le fonctionnaire indélicat achève actuellement une peine de deux ans de prison, mais il semblerait que des responsables plus haut placés aient également joué un rôle dans ce trafic en direction de l’étranger : le procès a en effet coïncidé avec la nomination d’un nouveau directeur. Parallèlement à cette grande délinquance, la population, poussée par la pauvreté, se défait également de ses œuvres d’art. L’État cubain contrôle le réseau d’une trentaine de galeries qui en assure la dispersion et prélève 30 % du prix de vente au passage…

Christie’s et Sotheby’s devant les tribunaux
Les ventes d’œuvres d’art en provenance des musées de Cuba sont monnaie courante, au point que les Cubains parlent d’autorobo ("auto-vol"). Enrique Varona, ancien conservateur du Museo Nacional – aujourd’hui chargé de mission aux musées de Strasbourg, après avoir obtenu l’asile politique – affirme que chaque département dispose, depuis 1989, d’un nombre d’œuvres qui peuvent être vendues  aux marchands de passage à La Havane. Cette même année, une toile du musée – L’Entrée du taureau, par Jean-Léon Gérôme – a été vendue chez Christie’s à Londres pour 330 000 livres.
Le catalogue prenait soin de porter la mention suivante : "Les citoyens américains sont informés que la vente et l’achat de ce lot pourrait contrevenir aux règles du droit américain sur l’importation aux USA de biens en provenance de Cuba." L’année suivante, deux œuvres de Joaquin Sorolla ont été vendues chez Sotheby’s à Londres pour un total de 2,64 millions de livres, et Sotheby’s a même vendu directement un troisième Sorolla pour 613 250 livres. Jadis propriété du magnat du sucre Oscar Cintas, ces œuvres avaient été entreposées au Museo Nacional à la mort de leur propriétaire, en 1957.

La Fondation Cintas, basée à New York, a essayé d’obtenir la restitution des tableaux en portant l’affaire devant la justice britannique. La vente de ces tableaux – acquis par une société du Liechtenstein pour le compte d’un client espagnol – aurait violé les dernières volontés d’Oscar Cintas, qui stipulaient que la population cubaine puisse contempler ces œuvres après sa mort. Déboutée en première instance, la Fondation Cintas a fait appel, et le second procès devrait se tenir au mois de mars. Dans le même temps, la Fondation a menacé de poursuivre en justice quiconque serait surpris à vendre des œuvres provenant de son ancienne collection. Or, certaines pièces ayant autrefois appartenu à Oscar Cintas apparaissent sur le marché de l’art : un Constable a été proposé à des marchands de New York, et un Canaletto a circulé en Italie et en Angleterre.
La valeur marchande des œuvres d’art et leur relative facilité de transport entraînent par ailleurs un nombre croissant de vols à La Havane. Le domicile de l’avocat qui avait plaidé pour Sotheby’s dans l’affaire des Sorolla a récemment été cambriolé. À ce jour, les deux tableaux dérobés n’ont toujours pas été retrouvés, en dépit de l’appel à l’aide lancé par l’avocat en direction des exilés cubains, qui n’ont pas manqué de relever ironiquement que la victime s’opposait naguère à la plainte de la Fondation Cintas…

Préserver le patrimoine architectural de La Havane
La majeure partie de la capitale cubaine offre aux regards les vestiges désolés d’une ville qui tombe en ruine. Pourtant, bien des bâtiments, des villas du XVIIIe siècle aux résidences modernistes de l’après-guerre, sont de purs joyaux architecturaux. L’ancienne Hava­ne, naguère centre financier de la ville, est devenue un vaste faubourg surpeuplé. Nombre de bâtiments de l’époque coloniale ont été divisés en petits logements, mais quelques restaurations ont été entreprises pour sauver ce qui peut encore l’être.
Dans les années soixante-dix, le régime castriste a finalement abandonné un plan qui visait à démolir une bonne partie de la vieille ville pour y construire des logements modernes. Dans les années quatre-vingt, l’Unesco a inscrit La Havane sur sa Liste du Patrimoine mondial. L’organisation dispense une formation aux architectes locaux et fournit le matériel nécessaire aux restaurations. Le premier chantier à avoir bénéficié de son aide a été le couvent de Santa Clara. Cet édifice du XVIIe siècle, qui hébergeait autrefois le ministère des Transports, abrite aujourd’hui… l’Institut de restauration.

Un autre ensemble du XVIIe siècle, le couvent de Nuestra Señora de Belem, naguère siège de la Sécurité sociale, est également en cours de restauration. Les fonds disponibles sont aussi rares que les matériaux de construction, mais une récente visite de ces sites prouve que le travail progresse, lentement mais sûrement, grâce à des équipes de "volontaires". Des équipes militaires du Génie démantèlent, de leur côté, un parking souterrain construit dans les années cinquante sous la Plaza Vieja, aujourd’hui à demi restaurée. Ces projets ne représentent toutefois qu’une infime partie des bâtiments qui nécessiteraient une intervention.

Mécénat de la Fondation Ludwig
Autre motif de satisfaction, l’installation de la Fondation Ludwig à La Havane. En un an, elle a parrainé plus d’une vingtaine d’expositions, ce qui en fait le principal mécène de l’art contemporain cubain. Établie à l’initiative de Peter Ludwig, le  collectionneur de Cologne (avec la participation de l’État cubain), pour présenter et promouvoir l’œuvre des jeunes artistes cubains, la Fondation organise également, rare privilège, des voyages à l’étranger pour certains des artistes qu’elle défend.
Une bonne partie de l’art cubain d’aujourd’hui témoigne de la crise que traverse le pays depuis la fin des années quatre-vingt : la nostalgie, l’isolement et la frustration sont des thèmes qui reviennent souvent. Les toiles affectent volontiers une simplicité enfantine, suggérant que les Cubains sont plongés dans l’infantilisme par un régime répressif. Sculptures et collages sont souvent faits de matériaux de récupération – de­puis le métal rouillé jusqu’aux cheveux et aux excréments –, véritable Arte povera de circonstance, résultant de la rareté des matériaux disponibles.

Il reste que l’ouverture de Cuba sur le monde extérieur a ses limites. Ainsi, en octobre dernier, la semaine culturelle consacrée à La Havane par la Ville de Nantes a été annulée par les Cubains, lorsque ceux-ci ont appris que leurs hôtes avaient invité certains exilés et programmé quelques débats sur la politique cubaine. L’exode de la population se poursuit, soit dans des bateaux rudimentaires que les balseros essaient de faire flotter jusqu’à la Floride, soit grâce à des bourses ou bien à l’occasion de séjours indéfiniment prolongés. Mais si le rythme de l’émigration s’accélère, certains Cubains refusent de partir : "J’ai payé cher mon billet pour le cirque, ironise une ancienne responsable des programmes culturels, et j’attends l’arrivée des clowns."

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°21 du 1 janvier 1996, avec le titre suivant : La Havane à l’encan…

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