Jordi Colomer

Né en 1962 à Barcelone, vit et travaille à Barcelone

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 décembre 2004 - 569 mots

(un crime), dont les parenthèses indiquent bien vite le ton donné et voulu par ce diable de Colomer. Un crime donc, vidé de toute substance pathétique et paré des attributs du fait divers par la narration, briève et distante. Jordi Colomer rapporte un fait banal, la découverte d’un corps inconnu dans une valise placée en consigne dans une gare de province. Très vite un couple se voit impliqué dans l’affaire, l’homme reconnaît les faits, plaide la légitime défense et justifie le meurtre par une banale dispute au sujet d’une banale affaire de biens. Alors quoi ? La spécificité de la dernière-née des courtes vidéos (celle-ci dure quatre minutes et est montée en boucle) accommodées par l’artiste catalan vient évidemment de la modalité narrative : nulle image vient illustrer le forfait rapporté. Nulle adéquation réelle entre l’image en mouvement et le récit, si ce n’est celle qui passe par la mise en espace du récit. L’affaire criminelle est rapportée par plans successifs et heurtés et par une bien singulière mise en scène : en lieu et place des sous-titres relatant les faits, des personnages en marche arborent chacun l’une des lettres nécessaires à la construction d’une phrase. Des lettres en trois dimensions, en carton sans doute, sortes de sculptures précaires ou approximatives, qui ne sont pas sans rappeler la nature des objets/maquettes brandis par le « héros » des Anarchitektons, autre corpus de films réalisé par Colomer. Chaque plan énonce un fragment de phrase à déchiffrer et se pose dans la continuité narrative du précédent. Les variations de gestes, de nombres, de postures, d’expressions, de vitesse de progression du groupe dessinent alors un rythme singulier, cocasse, discontinu qui plonge le récit dans une structure sensiblement altérée et abstraite. Les personnages convertis en réceptacles, voire en socles ou en sculptures, marchent le long d’une voie ferrée par temps gris, face à la caméra, inexpressifs ou presque, ralentissant, s’arrêtant, se pressant au gré du déchiffrage incommode imposé au spectateur, rendu inconfortable par un montage serré et par l’exercice même de la lecture. Le rythme brut empêche toute flânerie à l’intérieur de chaque image. Une image sans qualité, de facture ordinaire, une série de scènes invraisemblables, des corps indifférenciés qui « jouent » un texte, autant de registres et de glissements qui viennent redoubler la « fictionnalité » du fait divers rapporté. Le texte décrit des trajectoires précises, créant des associations, des attentes, des anticipations par le jeu des rythmes syncopés associés à la banalité tragi-comique des phrases énoncées. Espace ouvert, hybride, le film oscille entre fiction, document, farce et réflexion sur l’image en mouvement, sa temporalité et son écriture. Et pour enfoncer le clou, la conclusion abandonne la trame narrative pour mener les personnages sur un bateau, puis sur un quai, bravant avec placidité l’agitation météorologique pour composer une nouvelle phrase, précipitant le récit, par une pirouette habile proche du procédé littéraire, dans un autre registre, alors que Colomer reprend la phrase tant entendue avertissant de la destruction immédiate de tout bagage abandonné. Une phrase qu’il empoigne d’ailleurs à nouveau dans une série de photographies, composées selon le même protocole : un groupe d’acteurs hissant des lettres en trois dimensions. Dans le film, la collusion du temps du récit et du temps politique par le surgissement d’une telle phrase génère alors une sorte de disjonction. Ce qui est réel, ce sont les scènes écrivant le récit, le récit lui-même ou l’image ?

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°564 du 1 décembre 2004, avec le titre suivant : Jordi Colomer

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