ENTRETIEN

Emmanuelle Hénin : « Durant l’Antiquité, certaines anecdotes sont des modèles à penser »

Professeure de littérature comparée à l’université Paris-Sorbonne et codirectrice de l’ouvrage « Le mythe de l’art antique »

Par Isabelle Manca · Le Journal des Arts

Le 20 septembre 2018 - 959 mots

La spécialiste de théorie artistique a rassemblé pour cette publication des études sur 26 thèmes, récits ou anecdotes qui ont irrigué tout l’art occidental jusqu’à aujourd’hui.

Emmanuelle Hénin est professeure de littérature comparée à l’université Paris-Sorbonne, après avoir enseigné à l’université de Reims-Champagne-Ardenne. Ses recherches portent sur les rapports entre texte et image, sur les traités d’art, la théorie de la représentation, ainsi que sur les relations entre la peinture et le théâtre. Elle a notamment publié Ut pictura theatrum: théâtre et peinture, de la Renaissance italienne au classicisme français ( éd. Droz, 2003). Elle a codirigé Le Mythe de l’art antique publié récemment par les éditions du CNRS.

Quelle est la genèse de ce livre ?

J’ai d’abord coordonné un programme de recherche sur la postérité des artistes antiques et créé le site Internet « pictorinfabula.com ». Celui-ci présente soixante-dix anecdotes sur l’art antique et la manière dont elles ont été reprises dans la littérature jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, mais aussi de nombreuses illustrations témoignant de la fascination qu’elles ont exercée sur les artistes. J’ai ensuite souhaité adosser à ce travail documentaire quelque chose de plus réflexif. J’ai alors organisé un colloque international, pour lequel j’ai suscité de nombreuses interventions en pensant au livre qui en découlerait – avec l’ambition que ce soit un ouvrage de référence.
Ce sont des sujets sur lesquels il existe une bibliographie importante mais dispersée, car ils impliquent aussi bien des antiquisants que des spécialistes de l’art ancien ou de l’épigraphie. Ce livre comprend vingt-six approches complémentaires ainsi qu’un index des artistes et des illustrations en couleurs pour que l’ouvrage soit attrayant pour le plus grand nombre.

Alors qu’il ne subsiste presque aucune trace matérielle de la peinture antique, on connaît tous au moins une de ces anecdotes sur les œuvres disparues ou leur auteur (le peintre Apelle et son modèle Campaspe, les fruits de Zeuxis qui dupent les oiseaux…). Comment expliquez-vous le décalage entre la disparition des œuvres et leur fortune critique ?

Je pense que cette fortune s’explique justement par la disparition des œuvres. L’absence de trace nourrit d’autant plus le fantasme. Chez les artistes cela se manifeste selon deux registres différents : soit ils illustrent une anecdote, soit ils tentent de recréer une œuvre connue uniquement par une description. C’est par exemple frappant dans le cas de la Vénus anadyomène qui est un des grands thèmes des Salons au XIXe siècle. Tous les artistes qui ont représenté ce motif, d’Ingres à Redon, connaissaient l’histoire de cette Vénus peinte par Apelle, on ne peut en douter ; en reprenant ce sujet ils tentaient de rivaliser avec cette peinture mythique.
La fortune de ces anecdotes s’explique aussi par leur fonction car elles posent des questions profondes ; par exemple sur la mimésis, sur les limites entre la fiction et la réalité, ou encore sur ce qui est représentable ou non. Durant l’Antiquité ces anecdotes étaient des lieux communs, des topoï, c’est-à-dire des arguments dans lesquels on puisait pour illustrer un propos, au même titre que d’autres métaphores. Ainsi on retrouve l’histoire de l’Hélène de Zeuxis dans des traités de rhétorique. Davantage que des modèles esthétiques, ces anecdotes sont des modèles à penser qui fonctionnent un peu comme une matrice à créer et à imaginer. C’est pour cela qu’elles ont tout particulièrement intéressé les théoriciens de l’art.

Quelle a été leur influence à l’époque moderne ?

À la Renaissance, on redécouvre à la fois les formes antiques mais aussi l’histoire de ces artistes. Car si ces anecdotes sont probablement fictives, du moins invérifiables, les artistes eux ont bien existé. Cet intérêt correspond au développement de la théorie de l’art et reste très important dans les traités, même si quelques coups de boutoir sont portés, notamment en France où Perrault et Félibien se moquent de ce qu’ils appellent des « historiettes ». Le changement de regard intervient vraiment au XVIIIe siècle, parallèlement à l’essor de l’archéologie. On va alors chercher des traces concrètes et ces anecdotes sont toujours utilisées, mais progressivement uniquement pour leur valeur poétique. La fortune des peintres et de leurs mythes correspond à la grande époque de la théorie de l’art, c’est-à-dire 1500-1750. Ensuite on change de modèle, on développe des concepts plus abstraits et plus rationnels. Ces anecdotes sont alors reléguées au domaine des mythes. On n’imagine plus qu’elles ont une valeur de vérité morale cachée comme on le pensait jusque-là.

Comment les théoriciens ont-ils adapté ces anecdotes ?

À partir de la Renaissance, ces anecdotes sont modernisées. Dans le souci de dépasser les Anciens, les historiens et théoriciens inventent des histoires nouvelles mais qui décalquent les anecdotes antiques. Par exemple, « Charles Quint ramassant le pinceau de Titien » s’inspire ouvertement de l’épisode d’Alexandre et Apelle. Tandis qu’aux Pays-Bas [Carel] Van Mander fait des comparaisons explicites entre les peintres antiques et les artistes flamands modernes.

Pensez-vous que ces fictions influencent encore les artistes ?

Pas toutes, mais un certain nombre d’entre elles sont encore actives. Ainsi l’histoire de Dibutade a donné lieu à plusieurs œuvres contemporaines, réalisées par le Portugais Mario Bismarck et le Français Marc Desgrandchamps – pour ne citer que deux exemples d’artistes que ces mythes font encore rêver. Cela n’est d’ailleurs pas étonnant car de nombreuses anecdotes ont un écho très moderne, comme l’histoire du concours de la ligne entre Apelle et Protogène. Cette anecdote évoque d’une certaine manière l’art abstrait, puisque chacun des artistes essaie de faire la ligne la plus fine et qu’à un moment donné cette ligne ne se voit plus. Je pense que ce serait d’ailleurs très intéressant de montrer l’influence de ces anecdotes sur l’art contemporain, mais aussi, plus largement, la fortune de l’art antique dans une exposition. Pour l’instant c’est un projet qui est à l’état d’ébauche, mais pour moi c’est la prochaine étape.

Le Mythe de l’art antique,
sous la direction d’Emmanuelle Hénin et Valérie Naas, CNRS Éditions, 2018, 488 p., 100 ill. couleur, 25 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°507 du 21 septembre 2018, avec le titre suivant : Emmanuelle Hénin : « Durant l’Antiquité, certaines anecdotes sont des modèles à penser »

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