Art moderne

Durand-Ruel : marchand, un métier d’art

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 13 octobre 2014 - 1615 mots

Au Musée du Luxembourg, à Paris, une exposition rappelle le rôle important joué par Paul Durand-Ruel dans la promotion des impressionnistes et de l’invention moderne du métier de galeriste.

Renoir, Monet, Pissarro, Degas, Sisley, Cassatt, Manet… Si son nom est attaché aux leurs, c’est que, pendant plus de cinquante ans, il a été « leur » marchand et qu’au cours de sa vie, il a vendu leurs tableaux par centaines : quelque 1 500 de Renoir, plus de 1 000 de Monet, environ 800 de Pissarro, 400 de Degas, de Sisley, de Mary Cassatt, enfin quelque 200 de Manet… et c’est sans compter avec les artistes de périodes plus anciennes comme Corot, Delacroix, Goya ou Le Greco. Dire de Paul Durand-Ruel (1831-1922) qu’il a été le plus important marchand de son temps est une chose, mais il faut ajouter que, non content de vendre des œuvres, il a aussi jeté les bases d’un nouveau système économique, conférant au marché de l’art ses lettres de modernité. Tous ceux qui lui ont succédé – arts moderne et contemporain confondus, de Vollard à Gagosian, en passant par Daniel-Henry Kahnweiler, Peggy Guggenheim, Léo Castelli ou Ernst Beyeler – savent la dette qu’ils ont à son égard.

Une carrière militaire avortée
Né à Paris en 1831, Paul Durand-Ruel est le fils unique de Jean-Marie-Fortuné Durand, issu d’une famille de vignerons établis à Solers, et de Marie-Ferdinande Ruel, qui a apporté dans sa corbeille de mariage un commerce de papeterie et matériels divers pour artistes (pinceaux, aquarelles, toiles, cadres, chevalets…). Les difficultés économiques de la fin des années 1840 obligeant bien souvent les artistes à laisser leurs œuvres en garantie de paiement, Jean-Marie-Fortuné est conduit à assurer au fil du temps un nouveau rôle, celui de marchand de tableaux. Jusqu’au moment où il se décide à ouvrir un second magasin, exclusivement réservé à cette activité. Sa jeunesse passée tout entière dans cette atmosphère artistique, le jeune Paul n’en a pourtant cure : il aspire à une carrière dans l’armée. S’il réussit le concours d’entrée à l’École militaire de Saint-Cyr, il est très vite contraint d’abandonner tout projet dans cette voie pour des raisons de santé. Aussi, à 20 ans, il rejoint finalement l’entreprise familiale pour y faire ses armes, la développer et la porter au plus haut d’une histoire de l’art moderne, en associant son patronyme à celui de sa mère relié par un simple trait d’union.

Soucieux de la formation de son fils, Jean-Marie-Fortuné – qui y a tout appris – lui fait fréquenter l’hôtel Drouot en même temps qu’il l’incite à voyager en Europe pour aller à la découverte des musées. Paul y prend vite goût et se forme ainsi de façon autodidacte. Avec l’installation du Second Empire et la montée de la classe bourgeoise, les Durand-Ruel père et fils vont bénéficier d’un contexte politique et financier rénové. Paul prend vite la mesure de ce que cela ne peut que favoriser l’alliance entre le monde des affaires et celui de l’art, d’autant que Napoléon III ouvre à deux reprises, en 1855 et en 1863, aux artistes qui sont refusés au Salon officiel les portes d’un autre salon qui leur permet de se montrer. Affinant peu à peu ses choix en direction d’une production picturale pleinement contemporaine, Paul Durand-Ruel qui a repris en 1865 les rênes du commerce familial nouvellement installé rue Laffitte engage toute une stratégie destinée à la promouvoir. Il inaugure le mode de l’exposition individuelle et temporaire d’œuvres d’un seul peintre dans le local commercial d’une galerie privée. Il installe la pratique du monopole de la production d’un peintre, soit par achat massif des œuvres, soit par contrat sur la totalité ou une partie en échange d’une mensualité régulière à valoir sur un nombre déterminé d’œuvres. À l’hôtel Drouot, il pousse les enchères en faveur des artistes qu’il défend farouchement – ainsi de Fantin-Latour, de Manet ou de Whistler – de sorte à s’attirer cette clientèle bourgeoise, voire opère différents rachats d’œuvres pour mieux les remettre dans le circuit en réalisant au passage certains bénéfices.

La fuite décisive à Londres
Face au succès que connaît le phénomène de la presse, Paul Durand-Ruel ne tarde pas à penser que les beaux-arts doivent aussi profiter de ce type de moyen de communication. En janvier 1869 paraît le premier numéro de La Revue internationale de l’art et de la curiosité. Pionnière en son domaine, celle-ci lui sert de support de médiation à l’attention de ses collectionneurs ; feignant de se placer en « spectateur-expert du monde l’art », il est soucieux d’en relater tous les événements auxquels il ne manque jamais de participer. Une façon subtile de vanter l’image de sa propre galerie, donc d’en développer et d’en faire fructifier l’activité. Porté par sa passion pour l’art et les artistes, Durand-Ruel échafaude au fil du temps toute une philosophie de son métier : « Un véritable marchand de tableaux, écrit-il, doit être en même temps un amateur éclairé, prêt à sacrifier au besoin son intérêt apparent du jour à ses convictions artistiques, et préférant lutter contre les spéculateurs que s’associer à leurs agissements. » Il se lance ainsi dans des opérations audacieuses d’achat d’ateliers quasi complets d’artistes, se positionnant alors comme « le » spécialiste de ceux-ci. Ainsi, en 1867, lors de la vente après décès de l’atelier de Théodore Rousseau où il acquiert quelque soixante-dix œuvres.

L’interlude de la guerre contre la Prusse, pendant laquelle il se réfugie à Londres où il transporte ses tableaux et ouvre une galerie sur New Bond Street, est l’occasion pour le marchand de rencontrer Monet et Pissarro. Une rencontre déterminante qui fera de lui par suite « le » marchand des impressionnistes. Paul Durand-Ruel ne cache pas son enthousiasme pour cette nouvelle génération d’artistes qui déclare vouloir gagner son indépendance par rapport à l’autorité de l’Académie et du Salon. D’emblée, il prend fait et cause pour eux, les exposant à Londres sitôt rencontrés, et réitérant à Bruxelles où il a une antenne. La guerre terminée, de retour en France, Paul Durand-Ruel passe tout d’abord par une terrible épreuve : la mort subite de sa femme. À quarante ans, le voilà veuf avec cinq enfants à charge. Une épreuve, mais l’homme ne manque pas de ressources intérieures. Catholique, porté par une foi sans faille, passionné par son métier, il est d’un caractère trempé et s’apprête à affronter toutes les difficultés.

La conquête des États-Unis
Il choisit de développer son action envers les impressionnistes en multipliant ses achats et en organisant en 1876 dans ses propres locaux la seconde exposition du groupe, prenant ainsi position contre le Salon officiel. Les temps ne sont pas toujours faciles et Durand-Ruel n’est pas un homme riche. S’il a toute la confiance de la banque de l’Union générale, ce qui constitue un appui déterminant, celui-ci est toutefois soumis aux aléas d’une économie que traverse le nouveau régime républicain. En 1882, la faillite de l’Union générale l’oblige à vendre tout son stock de toiles de l’École de Barbizon. Fin stratège, il juge que l’avenir du marché de l’art n’est plus seulement en Europe, mais du côté des grosses fortunes qui se font aux États-Unis. Il s’agit donc d’aller y promouvoir les couleurs de l’art qu’il défend. En 1886, il organise à New York une exposition où figurent Manet, Monet, Degas, Renoir, Pissarro et Sisley. Malin, il a pris soin que son nom n’apparaisse pas et laissé croire que celle-ci était le fait d’un Américain, défenseur local de l’avant-garde française. L’exposition est un franc succès et il se refait une santé financière. La voie est ouverte : un an plus tard, Paul Durand-Ruel ouvre à New York une nouvelle galerie. Très vite, son activité s’étend à Berlin, Venise, Stockholm et de nouveau à Londres. C’est le début d’un marché international et il en est l’instigateur. D’une grande culture, Paul Durand-Ruel dispose d’un atout de poids : il parle couramment l’anglais et se débrouille en allemand et en italien. Au début des années 1890, il publie un nouveau périodique – L’Art dans les deux mondes – destiné à conforter l’image des impressionnistes et dont les articles sont signés des plus belles plumes du temps comme celle d’Octave Mirbeau.

Mais le marché français reste encore timide ; seul Renoir, l’un des préférés du marchand, se voit courtiser par les institutions. Durand-Ruel veille par ailleurs à se diversifier et porte son intérêt sur d’autres artistes tels Gauguin, Redon, Toulouse-Lautrec auxquels il consacre des expositions personnelles. Côté américain, l’arrivée massive d’immigrants aux États-Unis, donc de nouveaux collectionneurs qui ont besoin d’asseoir leur image moderne, est l’occasion pour lui d’écluser l’immense stock accumulé au fil des ans. À l’aube du XXe siècle, Paul Durand-Ruel est un homme âgé de 70 ans. Quelque peu secoué dans ses convictions par la décision de séparation de l’Église et de l’État et inquiet du climat de haine qui en résulte, il repart à Londres et y organise une exposition de prestige dans les Grafton Galleries, y réunissant les plus belles pièces de ses collections. Un véritable musée du XIXe siècle fait de plus de 300 numéros, l’œuvre d’une vie en quelque sorte ! Paul Durand-Ruel a fait son temps et les années de guerre qui s’annoncent ajoutées à la disparition progressive de tous ceux qu’il a défendus en font un homme du passé, résigné, qui peut avoir la satisfaction d’avoir gagné la bataille. Il choisit alors de se consacrer à la rédaction de ses mémoires et d’en conter l’incroyable épopée. Quand il meurt le 5 février 1922, Monet qui en est le seul survivant, écrit à son fils Joseph : « Je ne puis oublier tout ce que mes amis et moi devons tout particulièrement à votre père. » . 

« Paul Durand-Ruel. Le pari de l’impressionnisme »

Jusqu’au 8 février 2015. Musée du Luxembourg à Paris. Ouvert du mardi au jeudi de 10 h à 19 h, le lundi et vendredi de 10 h à 22 h et le samedi et dimanche de 9 h à 20 h. Tarifs : 13, 50 et 9 €.
Commissaire : Sylvie Patry.
www.museeduluxembourg.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°673 du 1 novembre 2014, avec le titre suivant : Durand-Ruel : marchand, un métier d’art

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