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Daniel Buren / Adel Abdessemed, artistes

« Être dans la position d’un artiste qui aide un autre artiste »

Le Journal des Arts

Le 8 janvier 2008 - 2134 mots

Daniel Buren sera en 2007 le commissaire de l’exposition estivale au Domaine Pommery à Reims et du pavillon de Sophie Calle à la Biennale de Venise. Il vient aussi de quitter la galerie Marian Goodman et de rejoindre Kamel Mennour
à Paris et Bortolami Dayan à New York où il présente du 11 janvier au 15 février l’exposition « Variable/invariable – works from 1965-1966 and New York » . Daniel Buren commente l’actualité.

Propos recueillis par Adel Abdessemed

Adel Abdessemed : J’ai appris récemment que tu serais le commissaire associé de Sophie Calle pour la Biennale de Venise de 2007. Par ailleurs, tu es responsable du commissariat de la prochaine exposition organisée dans les caves Pommery à Reims. Toi, Daniel, tu ne t’appropries pas l’objet, tu   empruntes. Est-ce que, aujourd’hui encore, tu empruntes ces « commissariats » ?
Daniel Buren : J’utilise des lieux, mais je ne m’approprie jamais rien, j’y suis même fondamentalement opposé. En revanche, j’emprunte, oui. Cela fait très longtemps que j’organise des expositions. J’en citerais une pour l’ARC qui s’intitulait « Partis pris autres » en 1979 et celle dans l’église de l’Institut Curie, alors désaffectée. Avec Sarkis et Michel Claura, nous y avons invité plus d’une centaine d’artistes français et étrangers, entre la fin 1982 jusqu’à la fin 1984, la plupart très peu connus voire totalement inconnus à l’époque et qui jouissent tous aujourd’hui d’une notoriété, voire d’une grande renommée. Cette exposition s’est déroulée pendant presque deux ans jusqu’à la destruction de l’église. Ensuite, j’ai invité au Witte de With à Rotterdam huit artistes en leur ouvrant une espèce de jeu contradictoire : je leur ai demandé de travailler pour un endroit imaginaire, sans préciser où aurait réellement lieu l’exposition, mais en leur donnant toutes les dimensions disponibles au maximum ainsi que le nombre de sources lumineuses naturelles. Ce n’est donc pas la première fois que je suis du côté de celui qui organise ou qui choisit. Pour l’exposition de Reims, j’en suis l’« organisateur » de façon très classique. Pour la Biennale de Venise, c’est très différent, car c’est l’artiste Sophie Calle qui m’a choisi. Mais elle m’a justement sélectionné en tant qu’artiste, pour faire une sorte de pied de nez aux organisateurs habituels d’expositions !

Contrairement à toi, Sophie Calle, elle, s’approprie l’objet... Marcel Duchamp suggérait de prendre les mots du dictionnaire que vous aimez, en tant que ready-made... Cela me fait penser que Sophie Calle a ouvert le dictionnaire des artistes français et a choisi Daniel Buren, pour se l’approprier...
Je n’en suis pas tout à fait sûr. Son travail est fondé sur des choses extrêmement personnelles qu’elle développe ensuite dans une histoire écrite et visuelle. Suite à sa petite annonce pour rechercher un commissaire, elle a reçu plus de 200 réponses, dont la mienne. J’étais un peu surpris qu’elle me choisisse ; je la connais depuis longtemps, mais nous n’avons jamais été des amis proches, ce qui rend notre collaboration d’autant plus riche. J’ai accepté d’être le commissaire de son exposition d’autant plus que mon travail est complètement différent du sien. Nous ne travaillons pas sur les mêmes bases, ni dans le même esprit, n’avons pas la même sensibilité. Certains aspects de son travail et du mien sont même totalement antagonistes. Mais, c’est en partie pour cette raison que cette collaboration m’a intéressée. À son égard, je suis très objectif ; je vois son travail quasiment comme un spectateur. J’en suis très détaché et donc capable de donner mon opinion. Après, elle en fera ce qu’elle veut. Je me sens dans cette position particulière d’un artiste différent qui aide un autre artiste.

Aider, qu’est-ce que cela veut dire pour toi ?
C’est l’assister, répondre à ce qu’elle demande. Cela peut être sur des aspects techniques de l’exposition, sur la manière d’implanter l’exposition dans le lieu, sur le choix de telle pièce par rapport à telle autre... Elle se dit, évidemment, passionnée par ce qu’elle fait, mais moins intéressée ou douée pour le montrer sur des murs ou dans des espaces. J’espère que je pourrai l’aider à ce niveau, en lui suggérant par exemple comment jouer avec l’architecture. Mais c’est elle qui est et restera, comme chaque artiste digne de ce nom, maîtresse du jeu, et ce, quels que soient mes avis.

Napoléon disait que, pendant que ses soldats dormaient, lui préparait ses plans de batailles... Est-ce de cette manière que tu conçois ton rôle de commissaire ou, à l’inverse, le prends-tu plutôt comme un jeu, une collaboration ?
En France, nous sommes dans cette situation particulière où les autorités qui s’occupent de la Biennale de Venise désignent un artiste qui doit choisir ensuite son commissaire. C’est une idée certes amusante, mais en même temps un peu bizarre. Si j’ai répondu à Sophie Calle, c’est parce qu’elle a répliqué à cette situation avec un beau pied de nez. Par sa petite annonce dans les journaux, on comprend clairement qu’elle n’en avait rien à « cirer », qu’elle n' avait pas besoin de commissaire ! À partir du moment où elle a privilégié un artiste, elle donne une double claque à tous ceux qui choisissent des conservateurs ou des directeurs de musées connus et installés. Tous les artistes ont jusqu’à présent répondu d’une façon incroyablement convenue, choisissant Suzanne Pagé ou Alfred Pacquement ou d’autres tout aussi importants pour commissaires au lieu de privilégier des jeunes organisateurs qui débutent par exemple. En choisissant un artiste, elle va beaucoup plus loin encore et signifie par là que le système, tel qu’il est habituellement accepté, peut être mis en question et pourquoi pas, pour faire une exposition importante, choisir un autre artiste comme soutien et comme conseiller plutôt qu’un fonctionnaire comme d’habitude ? C’est en tout cas ma lecture du choix de Sophie Calle et j’en suis très flatté.

Personnellement, en tant qu’artiste, je passe parfois auprès de certains conservateurs et commissaires pour un véritable imposteur, un virus. Certaines de mes pièces sont même censurées, comme celle que j’ai réalisée en 2001 intitulée Adel will sell all curators at auction. Votre choix, à Sophie Calle et à toi, répond à ces commissaires qui ont abandonné leur vrai territoire, celui de l’écriture. C’est un véritable drame aujourd’hui. Beaucoup d’artistes ont la mémoire courte. Cela me fait penser à ton oeuvre, dans les années 1970, qui sortait l’art des musées ou des galeries pour l’installer dehors. Aujourd’hui, il y a une sorte de retour en arrière. Un ami me confiait récemment que les derniers à offrir des émotions étaient Disneyland ou Benetton !
Chacun a le droit d’avoir les émotions qu’il veut et je laisse bien volontiers à ton ami les émotions qu’il veut mais je ne les partage sûrement pas. Certes, on peut dire aujourd’hui – et je crains que cela soit de plus en plus vrai – que les grandes expositions type biennales deviennent des foires comme Bâle ou la FIAC et parfois même moins intéressantes encore si cela est possible et ce, de façon encore plus affirmée que cela ne l’était déjà dans les années 1970. De nos jours, aller à la Documenta ou à la FIAC revient quasi au même. Ce constat n’est pas très réjouissant pour nous les artistes, c’est même un peu sinistre. Mais de là à dire que l’émotion se trouve à Disneyland, non ! C’est un endroit de commerce et vulgaire, mais en aucun cas un lieu d’émotion, à moins peut-être d’avoir 5 ou 6 ans. Quant à Benetton, c’est encore plus tragique. Je suis très critique sur la publicité en général. Un artiste a le droit de prendre son inspiration où il veut, tout dépend ce qu’il en fait. J’ai des doutes sur celui dont le modèle se réduit à Benetton, à moins qu’il en ressorte quelque chose de très critique.

Parle-nous de ta nouvelle galerie parisienne puisque tu viens de quitter Marian Goodman pour Kamel Mennour...
J’ai simplement tout à coup réalisé que Marian Goodman avait oublié les promesses très précises qu’elle m’avait faites quant aux expositions prévues à NewYork et à Paris. Ma démission de cette galerie ne m’empêche pas de continuer de la considérer comme l’une des meilleures du monde. N’ayant pas de nouvelles sur mon exposition qui aurait dû être organisée à NewYork trois mois auparavant et à Paris six mois avant, j’ai décidé de démissionner de la galerie. C’est une sorte d’accident. Il y a quelques mois, je n’aurai jamais pensé que cela arriverait ! Depuis, elle ne m’a jamais autant téléphoné ! Mais, je ne changerai pas d’avis. J’ai toujours été très fidèle, mais si ça ne marche plus, il faut arrêter, c’est plus sain. Je me sens beaucoup mieux depuis que je ne suis plus chez elle, plus libre. Contrairement à ce que beaucoup de gens m’ont dit, j’ai tout à gagner et rien à perdre. Quand je suis parti, je n’avais pas d’idée d’autres galeries. Puis, à Paris, on m’a présenté Kamel, je l’ai trouvé très sympathique. Quelqu’un qui a un nouveau souffle et s’intéresse à mon travail a plus à m’apporter que Marian Goodman, si je suis objectif. Si j’avais été chez Yvon Lambert, que j’apprécie beaucoup, cela n’aurait surpris personne et j’aurai refait la même chose. Le choix de Kamel me semble très judicieux : c’est quelqu’un qui se bat pour ce qu’il veut. Dans mon cas, ce qui peut paraître plus étonnant, c’est la différence de génération. Moi, je ne fais pas confiance à quelqu’un en fonction de son nombre d’années d’expérience. Je vais utiliser son énergie mais certainement aussi lui apporter quelque chose. Il y a un réel échange. Puis tu es là, c’est formidable ! [Adel Abdessemed est également représenté par la galerie Kamel Mennour].

Récemment, David Hammons a fait une rétrospective de son travail à Harlem et a voulu emprunter ses pièces à des collectionneurs et des institutions ; la plupart ont refusé. Ce qui l’a amené à faire une rétrospective à partir de photocopies de ses pièces, qu’il a signées et même vendues. Par ailleurs, beaucoup de jeunes artistes font très tôt des rétrospectives. Et toi ?
Pour faire une rétrospective, il faut que son travail s’y prête. C’est vrai que, aujourd’hui encore, 90 % des travaux qui sont réalisés se font dans la tradition d’une oeuvre d’art. Mais, pour ma part, la pièce que j’ai réalisée par exemple pour le Guggenheim de New York ne pourra pas être exposée demain à Saint-Petersbourg. Mes créations ont été acquises ou détruites, mais si je les reconstruis, ce sera toujours pour le même endroit... Donc, pour moi, la rétrospective est impossible ! Certains jeunes artistes font des rétrospectives alors que leur oeuvre ne s’y prête pas : c’est de l’académisme.

À ma connaissance, la notion de l’eau est très importante dans ton travail. Or, j’ai vu récemment qu’il n’y avait plus d’eau au Palais Royal. Comment considères-tu les colonnes du Palais Royal : est-ce une oeuvre éternelle ? Combien de temps peut-elle durer ?
Quand il y a eu la polémique, j’avais dit que, pour vraiment voir ce que valait cette oeuvre, il fallait lui laisser une année d’existence. Si l’endroit restait complètement désert – comme c’était le cas avant son installation – , alors on pourrait la détruire. En réalité, les gens y ont porté un réel intérêt puisqu’elle a même changé le quartier. Beaucoup de gens y vont volontairement, les enfants y jouent ! Cela dit, la maintenance est très mal faite : cela fait plus de deux ans qu’il n’y a plus ni eau ni électricité... S’ils ne font pas ce qu’il faut pour y remédier, je demanderai moi-même à ce qu’on détruise l’oeuvre, parce que la pièce n’est plus vue comme elle doit être vue. Si on la répare, elle pourra rester dans le domaine public. Mais Place des Terreaux, à Lyon, la maintenance est encore plus nulle !

J’ai vu « Yves Klein» au Centre Pompidou. Et toi, une exposition a-t-elle retenu ton intention récemment ?
Récemment, j’ai vu deux expositions très intéressantes. D’abord, l’exposition «Dada » au Centre Pompidou. Ce que j’aime beaucoup dans Dada, c’est l’impossibilité d’être accaparé et mis au musée. Faire une exposition sur Dada était donc très risqué. J’ai trouvé que la façon dont elle était faite était remarquable. On en apprenait sur le mouvement, on voyait les oeuvres, mais on n’était pas en train de  tuer cette période. Autre exposition très intéressante : le pavillon français à la Biennale d’Architecture de Venise. Il est quasi impossible d’exposer de l’architecture et, en général, au mieux, on se retrouve avec des livres sur les murs. Patrick Bouchain a su créer un lieu de vie et ouvrir la porte. Il a montré qu’une exposition d’architecture pouvait être autre chose que mortelle ou qu’une pâle imitation d’une exposition d’art. Son travail a été en rapport direct avec l’architecture : un lieu où vivent les gens.
 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°250 du 5 janvier 2007, avec le titre suivant : Daniel Buren / Adel Abdessemed, artistes

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