Cinéma

Wim Wenders : « Je voulais devenir peintre »

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 3 octobre 2023 - 1862 mots

En cet automne, deux films du cinéaste sont à l’affiche : un documentaire sur le plasticien allemand Anselm Kiefer et un film consacré au peintre japonais Ikuo Hirayama. Rencontre quelques jours avant la sortie du premier, le 18 octobre.

Wim Wenders lors d’un tournage en 2004. © Donata Wenders
Wim Wenders lors d’un tournage en 2004.
© Donata Wenders
Après les musiciens de Buena Vista Social Club, la chorégraphe Pina Bausch, le photographe Sebastião Salgado ou le peintre Edward Hopper, pourquoi un film sur Anselm Kiefer ?

Comme vous l’avez souligné, j’ai réalisé des films documentaires sur différentes professions : la réalisation de films, le stylisme, la musique, la chorégraphie et la photographie, et j’en prépare un sur l’architecture. J’ai également fait plusieurs films de fiction sur des écrivains. Qu’est-ce qui préside à mes choix ? Avant tout, la curiosité. « Comment font-ils ? » Qu’est-ce qui motive un créateur de mode ou un chorégraphe ? Comment abordent-ils leur travail ? Quelles sont les sources de leur imagination ? Leur façon d’avancer ressemble-t-elle à la seule que je connaisse, celle de la réalisation cinématographique ? Je pense que la démarche artistique est l’une des dernières aventures de notre époque. J’ai donc envie d’en savoir plus. Mes films sont tous des enquêtes sur un sujet que je ne connais pas suffisamment. Pendant toute mon enfance, ma jeunesse et jusqu’à mes années d’études, je voulais plus que tout devenir peintre. Je me suis donc dit qu’il était temps que j’en sache plus sur la profession qui manquait dans ma vie.

Mais pourquoi avoir choisi cet artiste-là ?

Anselm Kiefer est sans aucun doute l’un des plus grands peintres vivants. C’est aussi un travailleur infatigable, qui a abordé un large éventail de thèmes et de sujets. Je ne pouvais pas trouver une source plus abondante pour assouvir ma curiosité que cet homme-là. De plus, je le connaissais. Nous nous sommes rencontrés il y a 30 ans et nous nous étions bien entendus. À l’époque, nous nous étions déjà dit qu’il serait formidable qu’un cinéaste qui aurait voulu devenir peintre et un peintre qui rêvait de faire des films puissent travailler ensemble. La vie nous a réservé d’autres projets : il est parti en France, j’ai déménagé en Amérique. Mais nous sommes restés en contact, jusqu’à ce que je lui rende visite en 2019 dans le sud de la France, à Barjac, et que je découvre ce territoire étonnant. Je me suis alors souvenu de notre ancien projet et j’ai pensé : « C’est maintenant ou jamais ! » Anselm a accepté.

Quel était l’intérêt d’utiliser la 3D pour ce documentaire ?

Comme tout grand peintre, Anselm Kiefer nous apprend à voir. Or, il n’y a pas de langage visuel qui permette de voir autant, d’être autant « là » et d’impliquer autant d’émotions qu’une image en 3D. C’est l’un des plus grands scandales de l’histoire du cinéma que d’avoir abandonné ce médium et de l’avoir exploité uniquement comme un outil pour les super-héros et les films d’action, ou pour les films d’animation. Ce qui est époustouflant dans la 3D, c’est qu’elle permet à la fois de donner une image très précise de la réalité et une vision poétique du monde. Tout ce qu’il faut, c’est prendre au sérieux cette technologie et l’utiliser de manière physiologiquement correcte. Dans Anselm, nous avons fait les deux.

Vous êtes né en Allemagne en 1945, la même année qu’Anselm Kiefer. Vous avez dû faire face à la même histoire. Au niveau de vos démarches artistiques, quels liens et quelles différences établiriez-vous entre vous ?

Avec Anselm, nous avons eu une éducation très similaire. Tous deux enfants de l’Allemagne d’après-guerre, tous deux vivant près du Rhin, tous deux faisant l’expérience du même peuple allemand qui était frénétiquement occupé à se construire un avenir, tout en fuyant ou cachant tout aussi frénétiquement son passé. Nous avons tous les deux dû faire face aux notions de « mémoire » et d’« oubli » (ou de refoulement). Quoi qu’il en soit, ma réaction a été très tôt d’essayer de me tirer de là ! Et quand j’ai enfin pu le faire, en allant vivre et travailler en Amérique, je l’ai fait. Le choix d’Anselm a été de faire face à ce manque de mémoire et d’exposer l’hypocrisie ou le mensonge de « l’oubli ». Il a affronté les questions que j’ai plus ou moins essayé d’éviter, du moins dans mes films. À quelques exceptions près.

Dans votre film, le rôle d’Anselm à 8 ans est joué par votre petit-neveu, et celui d’Anselm à 40 ans par le propre fils du plasticien. Pourquoi ces choix ?

(rires) Il n’y a rien que j’essaie d’éviter autant que le casting. C’est une procédure très douloureuse pour toutes les personnes impliquées. Le fait de réaliser que son fils lui ressemblait beaucoup a été un grand soulagement. Et en regardant Anton, le fils de mon neveu, je me suis rendu compte qu’Anselm, en tant qu’écolier doué, vivait au sein même de ma propre famille.

Quel regard portiez-vous sur le travail d’Anselm Kiefer avant de le connaître et comment le jugez-vous aujourd’hui ?

Quand je l’ai rencontré pour la première fois, en 1991, J’admirais son travail. Il préparait alors une grande exposition à la Neue Nationalgalerie de Berlin, juste après sa tournée triomphale à Chicago, Los Angeles et New York. Après ce voyage, il était probablement devenu le peintre contemporain le plus important de l’époque. Nous nous sommes rencontrés par hasard, dans le restaurant de mon quartier préféré, à Berlin, où, par la suite, nous avons souvent dîné ensemble. Aujourd’hui, après avoir travaillé sur le film pendant plus de trois ans, soit sept périodes de tournage différentes, et passé une bonne partie de ces trois années en salle de montage, je dois admettre que mon admiration et mon émerveillement n’ont fait que croître. Avant, je ne comprenais pas vraiment cette quantité incroyable d’énergie et de discipline investie dans une production artistique presque surhumaine. Je me suis toujours considéré comme un bourreau de travail. Mais en matière d’obsession, on ne joue pas dans la même catégorie. Lui, rien ne l’arrête. Selon lui, tout peut être peint, aussi bien l’histoire ou l’astrologie que la philosophie, l’univers comme le plus petit microcosme. Il essaie même d’inclure le temps dans ses tableaux !

Dans votre manière d’appréhender en images Anselm Kiefer, ses sculptures ou ses installations à Barjac, on pense au romantisme allemand et à certains tableaux de Caspar David Friedrich. Est-ce ainsi que vous le voyez ?

(rires) Quand vous verrez l’affiche du film, vous aurez la réponse. J’ai pris cette photo moi-même, à Barjac, lors du tournage en hiver, bien que je n’aie fait quasiment aucune photo pendant le tournage, le travail en 3D étant trop absorbant pour penser à autre chose. Mais quand j’ai vu cette scène particulière, j’ai littéralement eu la vision de l’affiche du film. On aurait dit Caspar David Friedrich ! Chez Anselm Kiefer, la forêt et sa survie tiennent une place centrale.

On retrouve aussi ce thème dans votre long métrage Perfect Days consacré au peintre japonais Hirayama. Cette figure de l’arbre a-t-elle été influencée par votre film sur Kiefer ?

Non, même si les arbres occupent une grande place dans la vie et le monde d’Anselm. Dans ma vie, les arbres sont également très importants. Ils sont très présents dans Le Sel de la terre, par exemple [film sur Sebastião Salgado, NDLR]. Dans Perfect Days, l’esthétique du film est basée sur la notion japonaise de komorebi, un mot qui signifie littéralement « la lumière tombant à travers les arbres », et qui vise à décrire la beauté de ces ombres mouvantes. Les arbres sont des êtres étonnants. Moi aussi j’ai un tomodachi tree, un « arbre ami ». C’est un frêne en bonne santé, et sage, d’une bonne centaine d’années. Il pousse à une heure de Berlin, dans le Brandebourg où j’essaie de vivre la moitié de mon temps.

Pourquoi avoir introduit la photographie dans le quotidien du peintre, comme d’ailleurs dans celui de plusieurs personnages principaux de vos films ?

Hirayama mène une vie très solitaire, mais très épanouie. La photographie est un excellent compagnon pour la solitude. Je ne devrais peut-être même pas utiliser ce mot, car « solitude » a un aspect un peu négatif. En ce qui me concerne, je ne peux consacrer toute mon attention à ce que je vois, et je n’aime photographier que si je suis seul. Quand j’ai de la compagnie, je ne prends normalement pas de photos. Excepté avec ma femme [la photographe Donata Schmidt, NDLR], mais nous sommes deux photographes.

Qu’est-ce que la photographie vous permet de faire que le cinéma ne vous autorise pas ?

La photographie vous apprend à « mieux voir », dans la mesure où, la plupart du temps, vous choisissez consciemment votre cadrage et le sujet que vous décidez de photographier. Qu’on ne s’y trompe pas : je ne parle pas de « prendre des photos » avec un smartphone, un acte qui devrait trouver un autre nom que celui de « photographier ». La photographie me permet par ailleurs de travailler seul, sans être entouré de personne. Lorsque vous réalisez un film, il y a toujours beaucoup de monde. Et c’est ce qu’il y a de bien, car un film est le fruit d’un effort commun.

L’alternance entre documentaire et film est-elle pour vous une nécessité ?

Oui. J’ai été tellement heureux lorsque j’ai enfin compris que la distinction entre « fiction » et « documentaire » était totalement artificielle. J’ai toujours réalisé des films de fiction comme s’il s’agissait de documentaires et tourné mes documentaires comme de longs métrages. Maintenant, j’aime autant les deux. Mais la liberté que l’on vous donne dans un documentaire est par nature plus ancrée, alors que les films de fiction deviennent, ces derniers temps, de plus en plus formels.

BIOGRAPHIE
1945
Naît à Düsseldorf (Allemagne) le 14 août
1971
« L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, » de Peter Handke avec qui il se lie d’amitié
1977
« L’Ami américain, » d’après Patricia Highsmith
1982
« L’État des choses, » Lion d’or au Festival de Venise
1984
« Paris, Texas, » Palme d’or au Festival de Cannes
1987
« Les Ailes du désir, » Prix de la mise en scène au Festival de Cannes et César du meilleur film étranger en 1988
1999
« Buena Vista Social Club » rencontre un énorme succès.
2011
« Pina, » premier documentaire tourné en 3D
2014
« Le Sel de la terre, » César du meilleur documentaire
2023
« Anselm (Le Bruit du temps), » en salle le 18 octobre. « Perfect Days, » sortie le 29 novembre

Anselm Kiefer et la photographie 

La photo est une composante essentielle de l’œuvre de l’artiste allemand. Aucune exposition n’avait jusqu’à présent fait le point sur sa pratique et son intérêt pour l’archive, ni revisité son travail sous cet angle. C’est chose faite avec la monographie approfondie que lui consacre le LaM, à Villeneuve-d’Asq, à partir du 6 octobre. Elle permet de comprendre la place de ce médium dans la démarche et la pensée du plasticien depuis ses premières réalisations en 1969. Notons en particulier ces photos qui le voient exécuter un salut nazi, revêtu de l’uniforme de soldat de la Wehrmacht qu’avait porté son père pendant la guerre. La publication, en 1975, de ces images réalisées en réaction au silence de ses compatriotes face au passé a fait scandale en Allemagne.

Christine Coste

 

« Anselm Kiefer. La photographie au commencement »,

du 6 octobre 2023 au 3 mars 2024, LaM, 1, allée du Musée, Villeneuve-d’Ascq (59), www.musee-lam.fr

À voir
« Anselm (Le Bruit du temps) »
Un portrait profond et pénétrant de l’artiste allemand Anselm Kiefer et de son œuvre.
À voir
À Lyon, une exposition est consacrée au cinéaste à l’occasion de la réouverture du musée Lumière : « Wim Wenders »,
Musée Lumière, du 11 octobre à fin décembre 2023
25, rue du Premier Film, Lyon (69), www.institut-lumière.org

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°768 du 1 octobre 2023, avec le titre suivant : Wim Wenders : « Je voulais devenir peintre »

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