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ÉDITION

Le livre de jeunesse, un succès fragile

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 2 décembre 2018 - 1366 mots

MONTREUIL

La 34e édition du salon du livre de jeunesse de Montreuil s’interroge sur « nos futurs ». L’occasion de dresser le panorama d’un des secteurs les plus créatifs et les plus rentables de l’édition, mais que la surproduction pourrait menacer.

Laurent Moreau Jouer dehors livre jeunesse
Laurent Moreau, Jouer dehors, éditions Hélium, 2018
© éditions Hélium

Montreuil. Avec trente-quatre éditions au compteur, le salon du livre de jeunesse de Montreuil s’est imposé peu à peu comme l’événement de référence à l’échelle nationale en matière de littérature pour enfants. Cette année, c’est vers l’avenir qu’il se tourne avec le thème « Nos futurs ». « C’est une sorte de jeu de mots, explique Sylvie Vassalo, sa directrice, puisqu’à l’oral, on peut se demander comment l’expression s’écrit. Il s’agit de regarder comment la littérature jeunesse permet aux enfants de penser le futur. À partir d’une série d’ouvrages, elle offre de situer quelques questions qui touchent à notre avenir commun : l’état de la planète, l’égalité hommes-femmes, les migrations, le développement scientifique… Elle permet aussi d’entrer plus en détail dans des formes littéraires en prise avec le futur, et particulièrement la littérature de l’imaginaire. » Parmi les « pépites » sélectionnées cette année dans la catégorie livre illustré, Jouer dehors de Laurent Moreau (éditions Helium) ou Le tracas de Blaise de Raphaële Frier et Julien Martinière (L’atelier du poisson soluble) flirtent ainsi avec la question écologique. Quant à l’exposition « Nos futurs », elle fait notamment place au collectif Encrages, créé en 2016, pour mettre l’illustration et l’écriture au service de l’accueil des migrants.

Mais la thématique de cette 34e édition pourrait aussi sonder en filigrane l’horizon du livre de jeunesse en tant que secteur économique. « Beaucoup de questions se posent, confirme Sylvie Vassalo. Elles portent notamment sur le nombre d’ouvrages qui paraissent, sur leur temps de circulation dans les librairies et les bibliothèques. Est-ce que cette surproduction, comme certains l’appellent, n’est pas génératrice de fragilité, notamment pour les auteurs ? Est-elle au service de la création la plus exigeante ? »

De fait, la littérature jeunesse est prolifique. « On note une véritable explosion, pointe encore Sylvie Vassalo : la production a doublé en dix ans, alors que le taux de natalité est resté à peu près stable. » Selon le syndicat national de l’édition (SNE), le secteur enregistrait en 2017 un chiffre d’affaires de 340 millions d’euros et représentait près de 20 % des exemplaires imprimés. « Si vous ajoutez la BD jeunesse, vous êtes à 25 %, pointe Louis Delas, directeur général des éditions L’école des loisirs. Et si vous considérez que le livre de poche constitue 25 % des ventes en volume, mais qu’il comporte un tiers d’ouvrages à destination des jeunes, vous arrivez à un total de 33 %. Autant dire que la littérature jeunesse se porte bien ! »

La littérature jeunesse, une spécificité française reconnue

Elle se porte d’autant mieux, qu’elle s’exporte : toujours selon le SNE, elle représentait l’an dernier 31 % des cessions de droits, principalement à la Chine (34 %). « Nous vendons énormément de droits à l’étranger, beaucoup plus que pour les livres destinés aux adultes, confirme Thierry Magnier, éditeur et président du groupe jeunesse du SNE. La production de création française est magnifique. C’est flagrant dans n’importe quelle foire internationale, à Bologne notamment, de voir combien la France est reconnue et obtient de prix. »

Indices de l’attention portée aux plus jeunes depuis les années 1968, a fortiori dans une société qui s’inquiète des effets des écrans sur leur développement, les succès de l’édition jeunesse en France se fondent pour une bonne part sur la qualité et l’audace de certains titres. « C’est un vrai secteur artistique, résume Sophie Giraud, fondatrice des éditions Hélium. On y trouve une créativité très importante, qui se rattache aux arts plastiques, au design, au dessin et à la représentation du monde tel qu’il est aujourd’hui. Il y a beaucoup de liens entre ce domaine-là et l’art en général. » On ne peut pourtant pas dire que le secteur soit porté par une presse attentive. Il demeure au contraire sous-médiatisé, pour des raisons que l’illustrateur et auteur Claude Ponti résume en ces termes : « La littérature pour enfants ne compte pas. On nous regarde avec dédain, alors qu’on vend deux fois plus de bouquins. Enfant est un truc inférieur. »

Tomi Ungerer Ogres livre jeunesse
Tomi Ungerer, Ogres, brigands et compagnie, éditions L'école des Loisirs, 2011
© L'école des Loisirs

Une surproduction néfaste

Rentable, créatif, valorisé à l’étranger, le secteur du livre de jeunesse montre cependant des fragilités, sinon des signes d’essoufflement. Selon le SNE, le secteur a ainsi connu en 2017 un léger fléchissement (- 6,58 % en volume et en valeur), qui a affecté aussi bien les albums petite enfance que la fiction jeunesse et jeunes adultes. Certains pointent la concurrence d’autres pratiques culturelles, dont les séries en vidéo streaming plébiscitées par les adolescents, pour justifier cette baisse sur certains segments. Mais c’est surtout le mode actuel de production du livre qui est mis en cause. « De plus en plus d’éditeurs commencent à développer ce secteur qui se porte si bien, explique Thierry Magnier. Or, les libraires n’ont pas de place. Dans ce contexte, il faut faire sa place : plus vous mettez de livres, plus vous gagnez de mètres linéaires, plus vous poussez les autres. » En raison même de son succès, le livre de jeunesse subit de plein fouet une tendance à l’œuvre dans toute l’édition : concentration et financiarisation, surproduction, baisse des tirages au titre (3 000 exemplaires en moyenne, avec des disparités importantes selon les auteurs), réimpressions plus rares, donc moindre rétribution des auteurs et illustrateurs. À cet égard, l’inauguration du salon de Montreuil avait été marquée l’an dernier par une manifestation de la Charte des auteurs-illustrateurs. Leur mot d’ordre ? « Plume pas mon auteur ». Il faut dire que ces maillons essentiels de la chaîne du livre se confrontent à une précarité croissante et à l’inquiétude que génère la réforme en cours de leur statut. « Les droits d’auteur se situent dans une fourchette entre 4 et 6 %, explique Julien Martinière, illustrateur de Le tracas de Blaise. Mais l’enjeu est surtout d’obtenir un bon à-valoir, dont le montant se situe dans une fourchette entre 2 000 et 4 000 euros selon la maison d’édition. Or les à-valoir sont revus à la baisse, voire pas versés du tout. C’est compliqué, car beaucoup de gens sont tellement dans l’optique de publier un livre qu’ils sont prêts à tout accepter, et certains éditeurs en jouent. » Si la surproduction permet à un nombre croissant d’auteurs et d’illustrateurs de publier, elle s’avère ainsi un facteur de fragilité : « Certains auteurs qui arrivaient à en vivre n’y arrivent plus, confirme Sylvie Vassalo. Ils n’en vivent plus, car de plus en plus de livres paraissent, qu’il y a beaucoup plus d’auteurs et d’illustrateurs, et que les ventes sont moins importantes. De vrais écarts se sont créés entre ceux qui se vendent le plus et ceux qui se vendent le moins. »

Le modèle sélectif fait de la résistance

Dans ces conditions, préserver le secteur et sa qualité pourrait consister à ne rien céder – ou le moins possible – aux logiques traditionnelles de l’édition. C’est la stratégie adoptée par L’école des loisirs, éditeur familial soucieux de maintenir son modèle depuis sa création en 1964 : « Aujourd’hui 75 % de notre activité porte encore sur notre fond de catalogue et non sur les nouveautés, explique Louis Delas. Chez la plupart de nos concurrents, c’est l’inverse. Notre politique éditoriale très sélective et les liens que nous entretenons avec les médiateurs du livre sont une garantie pour nos auteurs que leurs livres seront présentés le mieux et le plus longtemps possible, avec les avantages économiques qui en découlent. Plus les auteurs gagnent de l’argent, plus je suis content. » Sophie Giraud va dans le même sens : « Les auteurs ont besoin de travailler, et c’est à nous de les vendre mieux plutôt que de faire plus de livres. » Même son de cloche chez Thierry Magnier, qui a décidé de diminuer sa production. « Le livre est un objet sensuel, justifie-t-il. Il est important dans le développement d’un enfant, car la lecture est un moment privilégié, un moment de partage qu’il ne faut pas louper. L’objet doit être beau, on doit se l’approprier. Si l’on propose des livres qui ne sont pas bien faits, les enfants iront sur Internet. » La valorisation du livre de jeunesse pourrait ainsi engager le devenir de toute l’édition, dans un contexte où les pratiques culturelles se remodèlent à l’aune du numérique.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°512 du 30 novembre 2018, avec le titre suivant : Le livre de jeunesse, un succès fragile

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