Archéologie - Livre

ENTRETIEN

Chloé Rosner : « L’archéologie juive émerge en parallèle du sionisme »

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 1 février 2024 - 1017 mots

Dans son ouvrage « Creuser la terre-patrie », l’historienne retrace l’émergence d’une archéologie juive en Palestine à la fin du XIXe siècle, puis ses relations avec le sionisme et son institutionnalisation jusqu’en 1967 dans le jeune État d’Israël.

Chloé Rosner. © DR
Chloé Rosner.
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Chloé Rosner est historienne, spécialiste de l’archéologie juive et de ses archives en Palestine-Israël de la fin du XIXe siècle aux années 1960. Elle est actuellement post-doctorante à l’Institut national d’histoire de l’art.

L’archéologie juive n’est-elle pas avant tout soumise dans ses premières décennies au colonialisme aussi bien sous les Ottomans que sous le mandat britannique ?

Oui, mais sous les Ottomans j’emploierais plutôt le terme d’« impérialisme ». J’utilise le terme « colonialisme » pour l’administration mandataire britannique (à partir de 1920), dont le fonctionnement reste guidé par des principes coloniaux, même s’ils sont différents de ceux mis en place en Algérie par exemple. Je pense aux décisions des Britanniques quant à ce qui constitue un site archéologique ou non, et aux autorisations de fouilles. Cela dit, il existait des règlements concernant les fouilles archéologiques sous les Ottomans, contrairement à une idée reçue.

Vous soulignez les rivalités au sein du milieu archéologique en Palestine, à la fois entre pays occidentaux et entre organisations juives ou sionistes…

Cette archéologie émerge dans un contexte où les Européens ont des visées coloniales sur les territoires ottomans, visées guidées par un intérêt pour le Moyen-Orient vu comme le berceau des civilisations. Pour la Palestine s’ajoute le caractère de « Terre sainte », qui motive les différents acteurs à y chercher des antiquités bibliques. Et l’historiographie a accentué le rôle des institutions européennes en Palestine, et des organisations religieuses qui rivalisent pour la découverte de pièces archéologiques, avec un côté sensationnaliste. Les puissances européennes se voyaient d’ailleurs comme dépositaires de ce patrimoine présenté comme universel en raison de son association avec l’histoire biblique, alors qu’il y avait d’autres groupes qui s’intéressaient à l’archéologie, au sein des communautés juives, ainsi que des mécènes privés. Il y avait une forme d’agacement à voir une archéologie christiano-centrée, d’autant que l’archéologie juive émerge en parallèle du sionisme avec l’idée d’une identité nationale centrée sur « Eretz Israël » [la Terre d’Israël]. C’est ce qui motive la création de sociétés savantes ou patrimoniales juives comme la Société juive d’exploration de la Palestine [créée en 1913] par exemple.

Quels sont les liens entre archéologie et sionisme au début du XXe siècle ?

Le sionisme est encore balbutiant et mal défini dans son rapport à la religion. On sent dans les débuts de l’archéologie juive sioniste la volonté de faire basculer le passé et le patrimoine juifs du religieux au national avec une approche historique.

Pouvez-vous préciser l’importance de la propriété des terrains dans le cadre de cette archéologie ?

Il est beaucoup plus facile de fouiller un terrain dont vous êtes propriétaire… Les Européens l’ont bien compris ainsi que les communautés juives dès la fin du XIXe siècle. Mais il faut rappeler que le sionisme a une dimension coloniale, qui est assumée bien avant la Première Guerre mondiale. Les sionistes disent qu’il faut maîtriser les terres en Palestine, et on voit émerger des intérêts communs entre politiques territoriales sionistes et visées archéologiques, notamment à travers les institutions de préservation du patrimoine juif. Sous le mandat britannique, la législation se complexifie mais on observe que, pour les institutions sionistes, il devient plus facile de fouiller à proximité des nouvelles colonies en Palestine.

Chloé Rosner Creuser la terre patrie 2023 © CNRS éditions
Chloé Rosner, Creuser la terre-patrie, 2023
© CNRS éditions
Quel rôle le collectif joue-t-il dans cette nouvelle archéologie ?

Ce qui m’intéressait, c’était l’engagement fort de la société civile avec l’archéologie, y compris avant 1948 (date de création de l’État d’Israël). La Société juive d’exploration de la Palestine a ainsi œuvré à créer des ponts entre l’archéologie, le patrimoine et les communautés juives en Palestine. Cela se fait par la valorisation des fouilleurs dans les publications de cette société et celles de l’Université hébraïque de Jérusalem. Il s’agit de montrer que la communauté juive ne s’engage pas uniquement pour un avenir juif, mais aussi pour la redécouverte du passé. Les fouilles du site de Massada en sont un bon exemple. Et des réseaux d’amateurs d’archéologie émergent dès 1947-1948, pour protéger certains sites des combats. Cet intérêt collectif pour l’archéologie sera utilisé par la suite par les gouvernements israéliens dans la période de construction de la nation. Car jusqu’en 1948 et même ensuite, la communauté juive est constituée de groupes aux origines très diverses, avec un rapport différent à la religion et à la Palestine, qu’ils ne connaissent pas réellement, les sites bibliques mis à part.

C’est à cette période qu’apparaît la figure de l’archéologue juif comme homme idéal ?

La figure de l’homme juif idéal dans l’imaginaire est déjà au cœur du sionisme, avec des parallèles entre l’archéologue et l’agriculteur qui tous deux travaillent la terre. Il y a des jeux de mots en hébreu à cette époque sur « creuser la terre » pour construire un idéal et chercher ses racines… Plusieurs hommes politiques israéliens étaient d’anciens archéologues.

Qu’en est-il du patrimoine arabe palestinien ? est-il effacé ?

Il y a eu une volonté au début du XXe siècle d’imposer une lecture hébraïque des toponymes en Palestine, en les transformant ou en les hébraïsant. Les autorités mandataires ont refusé la plupart des changements. Mais ces toponymes ont été transcrits sur des cartes par les organisations sionistes sous le mandat britannique, c’est une « hébraïsation » du territoire et du paysage. Les sionistes ont également eu recours à de nouveaux toponymes tirés du texte biblique. Et malgré des archéologues spécialistes d’architecture islamique comme Léo Arieh Meyer, présent dès la fondation de l’Université hébraïque (1925), il n’y avait pas vraiment de recherche sur le patrimoine arabe dans les cursus universitaires en Israël, par manque d’intérêt des institutions et parce que cela ne correspondait pas à la construction du récit national à cette époque. Cela fait partie des processus qui mènent à une utilisation politique de l’archéologie, et c’est ce qui m’intéressait dans mes recherches. Mais ces processus se font par des tentatives multiples de différents acteurs en réseau, qui n’aboutissent pas toujours. Je voulais montrer comment le savoir archéologique a été utilisé pour produire une image idéale du territoire palestinien puis israélien.

Fouille de Tell Qasile, l'un des premiers chantiers de fouilles conduits dans le cadre du nouvel Etat israélien. Cette fouille vient donner des racines bibliques à la ville de Tel Aviv située à proximité. © Archives photographiques de l'Université hébraïque
Fouille de Tell Qasile, l'un des premiers chantiers de fouilles conduits dans le cadre du nouvel Etat israélien. Cette fouille vient donner des racines bibliques à la ville de Tel Aviv située à proximité.
© Archives photographiques de l'Université hébraïque
Chloé Rosner, Creuser la terre-patrie, une histoire de l’archéologie en Palestine-Israël,
CNRS éditions, Paris, 2023, 331 p., 26 euros.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°625 du 19 janvier 2024, avec le titre suivant : Chloé Rosner « L’archéologie juive émerge en parallèle du sionisme »

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