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ENTRETIEN

Paula Cooper : « La compétition est devenue extrêmement rude »

Paula Cooper célèbre les 50 ans de sa galerie new-yorkaise

Par Alexia Lanta Maestrati · Le Journal des Arts

Le 5 avril 2019 - 1619 mots

NEW YORK / ETATS-UNIS

À l’occasion des 50 ans de sa galerie et son 80e anniversaire, la marchande new-yorkaise commente les évolutions du marché de l’art. Elle représente aujourd’hui 38 artistes, pour la plupart conceptuels, comme Sophie Calle, ou historiques tels Robert Grosvenor ou Joel Shapiro.

Paula Cooper - Photo Helen Klisser During
Paula Cooper
© Photo Helen Klisser During
Courtesy Galerie Paula Cooper

New York. Témoin d’un demi-siècle d’évolution de l’art contemporain, Paula Cooper a ouvert sa première galerie en 1968, dans le quartier de Soho alors à l’abandon. Lors de l’exposition inaugurale « Benefit for the Student Mobilization Committee To End The War in Vietnam », engagée contre la guerre du Vietnam, elle fut l’une des premières à montrer des œuvres de Carl Andre, qui à l’époque se vendait 1 500 dollars, ou encore à abriter le premier wall drawing (dessin mural) de Sol LeWitt. En 1996, elle déménage à Chelsea, avant ses confrères… Toujours minimaliste, Paula Cooper travaille sans ordinateur et reçoit le JdA dans son bureau, conçu par Donald Judd.

Vous avez ouvert votre premier espace en 1968 à Soho, comment êtes-vous entrée dans le milieu de l’art ?

À l’époque le monde de l’art concernait seulement un petit cercle de privilégiés. Au début de ma carrière, j’ai travaillé dans plusieurs galeries, dont une qui montrait des artistes européens tels que Alberto Giacometti, Jean Dubuffet, Max Ernst. Puis, j’ai ouvert mon enseigne, j’avais un enfant d’un an et demi, et j’étais enceinte. J’avais seulement 1 500 dollars de côté et j’ai obtenu un emprunt de 3 000 dollars. Mais tout était plus simple à l’époque, j’ai trouvé facilement un grand espace à Prince Street pour un montant raisonnable. Quand j’y repense, c’était un pari risqué, avec tout ce que je devais gérer en même temps.

Qui sont les premiers artistes que vous avez montrés, et comment, après cinquante ans, ont-ils évolué sur le marché ?

Il y a trois artistes avec lesquels je collabore depuis mes débuts : Mark di Suvero, Robert Grosvenor et David Novros. Un des jeunes artistes que j’ai montré quand j’ai ouvert mon enseigne est Christopher Williams. Aujourd’hui ses œuvres se vendent entre 300 000 et 400 000 dollars. Cela représente cinquante ans de travail, c’est très long. Nous avons présenté beaucoup d’artistes qui sont désormais célèbres, comme Alan Shields, dont une œuvre vient d’être acquise par le Centre Pompidou, car il est très proche du mouvement Supports/Surfaces ou encore Lynda Benglis, dont le succès est international. La première exposition que j’ai proposée en 1968 était en réaction contre la guerre du Vietnam, organisée avec l’artiste et critique d’art Lucy Lippard et avec un groupe d’artistes à l’époque peu connus comme Dan Flavin, Robert Mangold et Robert Ryman.

Comment votre ligne artistique a-t-elle évolué ?

Cette exposition est représentative de ma façon de voir l’art, une façon très philosophique. J’ai toujours été intéressée par l’art conceptuel et l’art abstrait. Je n’ai donc pas beaucoup changé.

Quel est le dernier artiste à être rentré dans votre galerie ?

Une jeune artiste de 35 ans originaire de Dallas, Ja’Tovia Gary. La galerie Frank Elbaz, qui a une enseigne à Paris et au Texas, nous a contactés à son sujet. Elle utilise principalement la vidéo, comme certains de nos artistes, tels que Paul Pfeiffer ou Christian Marclay.

Avez-vous remarqué une tendance particulière en ce moment sur le marché ?

Je trouve qu’il y a beaucoup d’art expressionniste, énormément de peintures, des jeunes peintres produisent dans cette veine.

Trouvez-vous que les artistes historiques ont une place pérenne dans le marché de l’art contemporain ?

Quand nous avons commencé par montrer Donald Judd dans une exposition collective, il est d’emblée devenu très célèbre. Puis, il est tombé dans l’oubli. Un jour il est revenu à la galerie, il traversait une période extrêmement difficile et il nous a demandé de l’exposer. Nous l’avons ressuscité et il a désormais le succès que nous lui connaissons. Nous faisons tourner la galerie avec quelques artistes dont le succès commercial est fort, ce qui nous permet de promouvoir des artistes plus difficiles à vendre. Quand Robert Grosvenor était jeune, ses œuvres se vendaient très mal. À l’époque, nous le représentions car nous avions des artistes plus commerciaux comme Donald Judd. Puis il est devenu très célèbre et c’était à son tour d’être un pilier pour nous permettre de proposer des plus jeunes.

Vers quoi tendent les galeries aujourd’hui à New York ?

Le gigantisme est-il une tendance ? Énorme. Il y a beaucoup plus de galeries aujourd’hui, surtout elles sont beaucoup plus internationales. Concernant leur taille, je ne pourrais pas dire. D’un point de vue général, de nombreuses galeries relativement petites ouvrent un peu partout, à Brooklyn, dans le Lower East side, à Up Town ou encore à Tribeca. Une tendance importante est le déplacement des galeries de taille moyenne de Chelsea vers Tribeca. Ce qui est certain, c’est que les galeries se sont multipliées. Là nous parlons de New York, mais je trouve des galeries fascinantes dans des pays qui ne sont pas reconnus pour leur marché, comme en Inde ou sur le continent Africain.

Cette multiplication des galeries a donc entraîné une augmentation de la compétition ?

La compétition est devenue extrêmement rude, écrasante, à devenir fou. J’essaie de rester concentrée, et de faire attention. Il y a un manque flagrant de professionnalisme, représentatif du monde d’aujourd’hui où les gens sont avides et sans pitié. Il est nécessaire de rester positif et de faire tout son possible pour l’éviter.

Les artistes ont-ils tendance à changer de galerie ?

Un de mes pires souvenirs est la première fois qu’une artiste m’a quittée en 1990, après vingt ans de collaboration. Étant donné que j’ai commencé à exercer en 1968, ce n’est pas si mal. C’était Elizabeth Murray qui est partie pour la Pace, et la manière dont cela s’est passé m’a brisé le cœur.

Pourquoi avez-vous décidé de demeurer à New York, sans ouvrir d’autres antennes ?

En 1976, nous avons échangé nos galeries avec Yvon Lambert. Je suis partie, avec mes deux enfants pendant six semaines dans sa galerie. C’est ce que j’ai fait de plus audacieux à l’étranger ! Mais j’ai toujours beaucoup voyagé, en particulier en Hollande, en Allemagne et en France pour que mes artistes soient présents dans les institutions. Et nous collaborons avec des galeries qui présentent les mêmes artistes que nous.

Justement, entretenez-vous des partenariats avec certaines galeries ?

Il ne s’agit pas de partenariat, mais de collaboration. Nous travaillons surtout avec des enseignes en Europe comme Gisela Capitain à Cologne, Thomas Dane à Londres, qui a ouvert un espace à Naples et qui d’ailleurs montre actuellement Cecily Brown, et des galeries en France aussi, comme la galerie Xippas avec qui nous représentons Céleste Boursier-Mougenot, ou encore Almine Rech.

En cinquante ans, les foires d’art contemporain sont devenues incontournables. Quelles sont les manifestations qui vous correspondent le plus ?

Les foires d’art contemporain ont proliféré. Elles sont essentielles aujourd’hui. Il s’agit d’une problématique actuelle, car elles éclipsent les galeries, les collectionneurs tendent à se concentrer plus sur les foires que sur les galeries. Quand j’ai commencé je ne participais à aucun salon. Je visitais Art Basel toute seule et c’était merveilleux de pouvoir juste me promener. J’ai participé à la première édition de la Fiac [Foire internationale d’art contemporain] en 1974 et, depuis une quinzaine d’années, je participe à Art Basel. En tout, nous nous rendons chaque année à trois ou quatre foires ; Art Basel à Bâle – celle qui a le plus de succès – et Miami, et la Fiac. Cette année pour la première fois nous essayons Art Basel Hongkong avec une sélection d’artistes de la galerie, dont Cecily Brown et Atsuko Tanaka, car la scène hongkongaise est très active, notamment avec l’arrivée des galeries comme Perrotin, David Zwirner ou la Pace.

Certaines enseignes réalisent la plus grande partie de leur chiffre d’affaires lors des foires, est-ce votre cas ?

Nous vendons très bien en foire, mais de là à constituer notre source de revenu majeur certainement pas. Une grande galerie pour être solide ne devrait pas dépendre des foires.

Quelles sont les autres évolutions du marché de l’art qui vous ont marquée ?

Une autre évolution est la place grandissante des maisons de ventes, qui affecte toutes les galeries, et cela peut être extrêmement problématique. Elles ne font pas assez attention aux jeunes artistes, qui parfois s’en trouvent blessés. La partie visible de l’iceberg, ce sont les chiffres publics ; les transactions réalisées en galeries font partie du domaine privé. Pour qu’un artiste soit vendu en maison de ventes, il a besoin d’une solide réputation. Lorsqu’une œuvre est ravalée, la cote de l’artiste est affectée. Nous n’avons jamais vendu une œuvre aux enchères. Nous achetons cependant de temps en temps, parfois pour soutenir nos artistes.

Êtes-vous vous-même une collectionneuse ?

J’ai une collection modeste, comparée à d’autres qui ont deux Piet Mondrian et dix Jasper Johns. J’ai beaucoup d’œuvres qui ont une signification particulière, ma collection est très personnelle. La première œuvre que j’ai achetée, je l’ai toujours, c’est un travail du peintre futuriste italien Enrico Prampolini.

Quels sont les collectionneurs que vous admirez ?

Vera List, est une source d’inspiration pour moi. Elle était une incroyable collectionneuse. Extrêmement généreuse, elle a fait don d’œuvres à de multiples institutions, notamment la New School. Quand je l’ai rencontrée, j’avais 30 ans et elle 50 ans, elle me semblait si mature, avec un sens de l’humour sec, pince-sans-rire. Nous avons traversé un scandale avec Lynda Benglis, quand elle a posé nue avec un sextoy dans Artforum en 1974. J’ai demandé à Vera List ce qu’elle en pensait, elle m’a répondu qu’elle aimerait avoir ce genre de courage.

Auriez-vous aimé faire un autre métier ?

J’aime ce que je fais. Je ne peux pas imaginer faire autre chose.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°520 du 29 mars 2019, avec le titre suivant : Paula Cooper « La compétition est devenue extrêmement rude, écrasante, à devenir fou »

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