Jean-Marc Olivesi : Peintures célestes

L'ŒIL

Le 1 juin 2002 - 1927 mots

Rome au XVIIe siècle s’impose comme la capitale européenne des arts. Les voûtes des demeures privées et des églises deviennent le support de vastes peintures en trompe-l’œil qui s’ouvrent sur des cieux lumineux peuplés de nombreux personnages. Grâce à de nombreux prêts de musées français, italiens et allemands, le Musée Fesch d’Ajaccio ressuscite les grands décors baroques romains au sein même de sa collection. Rencontre avec son conservateur, Jean-Marc Olivesi, commissaire de l’exposition.

Quand et pourquoi la pratique du décor plafonnant s’est-elle répandue ?
Elle se répand notamment dans la Rome du XVIIe pour des raisons à la fois religieuses et politiques. Religieuses parce que l’on se situe après le Concile de Trente (1545-63) et que tout le courant de réforme catholique encourage un usage ostentatoire des images. Le baroque crée ainsi la scénographie picturale et perfectionne le trompe-l’œil. Mais, c’est aussi la glorification du pouvoir pontifical. Même le Pape Urbain VIII de son vivant a été critiqué pour la réalisation dans son palais privé de la Divine Providence, une immense fresque de 400 m2 à la gloire de sa famille. Ce décor allégorique dû à Pierre de Cortone est à la limite de la mégalomanie.Les papes par nature ne se succédant pas de pères en fils, étaient élus et ne restaient donc que très peu de temps sur le trône pontifical, alors ils accumulaient le maximum de richesses et entreprenaient de nombreux chantiers pour célébrer leur gloire à travers la religion catholique. Rome est alors le centre de l’Europe catholique et le plus grand centre culturel de l’Europe du XVIIe, place qu’elle perdra par la suite au profit de Paris... Par ailleurs, comme le souligne Brejon de Lavergnée, la dilatation de l’espace des voûtes baroques est symptomatique d’une prise de conscience de l’immensité du réel, en rapport avec les découvertes géographiques et scientifiques du siècle.

Comment est née la thématique des « Cieux en gloire » ?
C’est à la fois vouloir réimposer le dogme catholique, s’opposer aux protestants qui avaient complètement remis en question l’usage que faisaient les catholiques des images et s’y opposer par la surenchère. L’image a donc un rôle très fort à l’époque baroque et les techniciens se servent de tous les moyens multimédias pour créer l’illusion. Le trompe-l’œil, bien sûr, qui fait croire qu’il y a de l’architecture alors que c’est simplement de la peinture et le bel composto, c’est à dire l’utilisation par le Bernin et ses élèves de l’architecture, mais une architecture qui domine la peinture et la sculpture. Elles sont toutes les trois constamment dans une relation dialectique. C’est l’époque qui invente le multimédia et le virtuel avant la lettre et le plafond peint en est l’apothéose parce qu’il nécessite des techniques de scénographie, une maîtrise des perspectives déformées par les voûtes, par le point de vue qui est très bas par rapport à ce que l’on est en train de regarder. Et comme l’évoque si bien Vittorio Casale ce n’est pas tout de regarder. Autant lorsqu’au Moyen Age on regardait une image, il s’agissait d’une icône, un monde sacré qui évoquait le divin. Là on est happé par cet espace et il ne fonctionne qu’à condition que l’on se projette nous-même dedans et que l’on y réagisse. Il y a là encore une dialectique qui est très forte.

Quelles sont les évolutions majeures observées ?
A la fin du XVIe et au début du XVIIe, les Carrache divisent le plafond de la galerie Farnese en quadri riportati, c’est-à-dire qu’ils compartimentent la voûte en une série de cadres réalisés en peinture et stuc. Créant l’illusion, ils multiplient les effets de surprise ; une puissante structure architecturale ouvre sur un ciel bleu où sont superposés toutes sortes de cadres accrochés au plafond. Ils renouvellent radicalement le langage pictural michelangélesque de la Sixtine ainsi que la tradition raphaélesque de la Farnesine. Pour la voûte du Salon du Palais Barberini, Pierre de Cortone peint entièrement de l’architecture feinte et n’utilise plus de décors de stucs ; les entablements, corniches et colonnes sont faux, de même que les médaillons de bronze. Baciccio réunit toutes ces avancées dans une lumière forte avec de puissants clairs-obscurs, mais contrairement au Caravage ils sont beaucoup plus colorés et scénographiés. Pozzo enfin intègre l’architecture à son décor de Saint-Ignace. Puis la couleur claire s’impose dans les compositions simples de Sacchi et de Maratta qui vont influencer les Napolitains Giacuinto et Conca, élèves de Solimena. Ce qui va conduire aux grands décors peints en France et surtout à Tiepolo, héritier de cette couleur claire des Napolitains à Rome.

Quel était le rôle exact des modelli et des bozzetti ? Leur usage était-il fréquent ?
Le bozzetto était une esquisse préparatoire peinte sur laquelle était jetée l’idée première. Inachevé, de proportion modeste, il peut être interprété aujourd’hui comme la quintessence du génie de l’artiste. Le modello en revanche présentait une version presque définitive du projet décoratif. Il pouvait ainsi être soumis au commanditaire et reporté sur la voûte. Au XVIe siècle, la pratique est quasi marginale. Celui qui arrive presque à la systématiser, c’est Baciccio. Même lorsqu’il fait un grand décor, il divise chacune des parties en bozzetti et en modelli et il ne s’engage jamais sans avoir fait plusieurs travaux préparatoires. Ce que l’on sait depuis seulement deux, trois ans c’est que son modello pour la voûte du Gesù était posé sur un cadre non pas droit mais incurvé comme une sorte de demi-tonneau pour vraiment montrer son travail sur la déformation perspective, notamment pour les personnages qui sont des deux côtés de la voûte. Les grands décors se développant, cette pratique devient précieuse pour des peintres qui doivent s’atteler à des superficies de plus en plus gigantesques : le Palais Barberini représente 400 m2 et la voûte de Saint-Ignace presque 1 200 m2 ! C’était aussi un moyen de contrôle pour certains commanditaires, la garantie qu’aucun changement majeur n’allait subvenir au cours d’un chantier qui pouvait durer deux ou trois ans.

Comment étaient-ils considérés à l’époque ?
Il y a dans le catalogue deux points de vue divergents. Maurizio Faggiolo dell’Arco pense que c’est une perspective anachronique de dire qu’ils avaient une valeur vraiment en soi, tandis qu’Oreste Ferrari, qui pourtant est l’un des plus grands historiens de l’art italien, auteur de l’ouvrage de référence sur le sujet  Bozzetti e modelli dal manierismo al barocco, dit qu’il faut reprendre les textes de Diderot sur la revanche de l’inachevé. Il retourne à la tradition byzantine de l’icône de la Vierge de saint Luc, et explique qu’il y a des œuvres immédiates qui sont des traces divines plus que de la peinture. Plus c’est brut, plus c’est divin, plus on est proche du génie de l’artiste.

Pourriez-vous revenir rapidement sur la genèse de cette exposition ?
Tout a commencé par un simple constat : le Musée Fesch possède au sein de sa collection de nombreuses œuvres des plus grands décorateurs de la Rome baroque, Giambattista Gaulli dit Il Baciccio, Andrea Pozzo, Pierre de Cortone, mais également des Napolitains qui travaillaient à Rome, Corrado Giaquinto et Sebastiano Conca. Notre collection est réputée pour son fonds de Primitifs italiens, mais nous possédons aussi un très bel ensemble de peinture baroque, romaine et napolitaine. La discussion que j’ai eue avec Arnauld Brejon de Lavergnée, à qui l’on doit des expositions majeures telles que « Seicento » (1988) et « Settecento » (2000-01), a elle aussi été déterminante. Je lui ai demandé s’il y avait déjà eu une exposition de référence sur les plafonds peints baroques et notamment sur les bozzetti et les modelli qui les préparent et il m’a répondu que cela ne s’était jamais fait. De plus, tous les artistes dont je parle ont eu ces dernières années de grandes expositions : Baciccio à Arriccia, Pierre de Cortone à Rome, Luca Giordano à Naples et Vienne. Il y avait de toute évidence une actualité de cette culture, et aujourd’hui avec l’avancée des recherches, c’est un sujet qui scientifiquement tombait bien. Cet événement nous sert également à positionner la collection du Cardinal Fesch, lui qui voulait qu’elle soit la plus complète possible... un manifeste à la gloire de la peinture italienne en général, et romaine en particulier. Cardinal de la Sainte Eglise Romaine, il avait vécu presque 40 ans dans la Ville éternelle et s’était intéressé à ces grands décorateurs romains.

Comment la sélection des œuvres s’est-elle opérée ?
En discutant tout d’abord avec les chercheurs qui ont travaillé avec nous. Les premières réunions de travail se sont faites en France, avec Arnauld Brejon de Lavergnée d’une part, Béatrice Sarrazin à l’Inspection générale des musées. J’ai également contacté Stéphane Loire qui est conservateur au département des peintures du Musée du Louvre. Ensuite, je suis parti pour Rome et j’ai rencontré Maurizio Fagiolo dell’Arco, le spécialiste italien du baroque, les collectionneurs Fabrizio et Fiammetta Lemme, dont un ensemble romain des XVII-XVIIIe avait été exposé au Louvre, Lorenza Mocchi-Onori au Palais Barberini... J’étais parti avec une liste idéale qui a littéralement triplée après avoir recueilli l’avis de toutes les personnes précitées. Tous m’ont encouragé à rechercher des œuvres inédites, ce que j’ai fait en privilégiant la reconstitution de cycles décoratifs complets. Ainsi, je pense qu’en France on a jamais vu un tel ensemble de Baccicio et rarement vu certaines œuvres de Pierre de Cortone ou de ses élèves... réunis avec cette thématique-là.

Pourquoi avoir privilégié un accrochage dans les salles d’expositions permanentes du musée ?
C’est tout d’abord une question de place, on était à l’étroit dans les salles d’expositions temporaires, il fallait prendre une décision. J’ai choisi un ré-accrochage complet. Ce qui a entraîné de nouvelles reconsidérations, la création par exemple d’un cabinet où tout un pan de mur est occupé par les portraits et autoportraits des peintres romains du XVIIIe. Le temps de l’exposition, le musée prend des allures de palais romain avec des tableaux superposés. C’est bien pour le public d’avoir une autre approche du musée, qu’il le perçoive autrement qu’avec ses fonds blancs éclatants et son accrochage espacé. Là, il va découvrir des salles dans la pénombre avec des couleurs soutenues, un accrochage en tapisserie comme il y en avait dans les musées du XIXe et surtout dans les palais romains du XVIIe. Je crois qu’ainsi on rentre véritablement dans cette culture, pas seulement dans les tableaux et la peinture. Moi-même, j’avais été marqué lorsque j’avais visité le Palais Doria Pamfili et le Palais Colonna à Rome, de voir ces pièces immenses avec les dorures qui scintillent dans la pénombre... rien à voir avec nos salles blanches éclairées presque a giorno ! Je pense que dans les vieilles maisons de notables corses c’est aussi comme cela. Restituer un peu cette ambiance, c’était aussi rentrer dans cette culture.

Guide pratique

- L’exposition
Avec « Les Cieux en gloire », le Musée Fesch crée l’événement en présentant pour la première fois en France une exposition sur les esquisses peintes (bozzetti et modelli) qui préparaient les grands décors plafonnants baroques. Le catalogue comprend une vingtaine d’interventions des principaux spécialistes de l’art italien du XVIIe. A noter le point fait par Oreste Ferrari sur l’intérêt porté aux bozzetti et aux modelli dans l’histoire de l’art italien, les causes et les conditions de leur réalisation dans la peinture romaine du XVIIe. Giovanni Carreri revient quant à lui sur le bel composto, véritable alliance des arts à l’époque baroque.
« Les Cieux en gloire », Musée Fesch, 50-52, rue Fesch, Ajaccio, tél. 04 95 21 48 17, www.musee-fesch.com Horaires : tous les jours sauf le lundi matin : 9h15-17h15. En juillet-août : 9h-18h30, nocturne le vendredi : 21h-24h. Cat. éd. Musée Fesch, 400 p.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°537 du 1 juin 2002, avec le titre suivant : Jean-Marc Olivesi : Peintures célestes

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