Toutes périodes

XXE SIÈCLE

Quand l’art fait écho à la pensée lacanienne

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 12 février 2024 - 892 mots

METZ

Profuse et audacieuse, l’exposition organisée autour de la figure du psychanalyste Jacques Lacan met bien en lumière son rapport à l’art.

Vue de l'exposition « Lacan, l'exposition. Quand l'art rencontre la psychanalyse » au Centre Pompidou Metz. © Marc Domage © Adagp Paris 2024
Vue de l'exposition « Lacan, l'exposition. Quand l'art rencontre la psychanalyse » au Centre Pompidou Metz.
© Marc Domage / Adagp Paris 2024

Metz. Jacques Lacan (1901-1981) est mort depuis un peu plus de quarante ans, et son nom, à l’affiche du Centre Pompidou-Metz, crée l’événement. Si le psychanalyste fait bien partie du patrimoine intellectuel français – au même titre que Roland Barthes, Gilles Deleuze, Jacques Derrida et Michel Foucault –, c’est la première exposition qui lui est consacrée, constatent les deux commissaires, Bernard Marcadé et Marie-Laure Bernadac. Pour autant, « il n’était pas question de dresser un monument à Lacan », affirme Gérard Wacjman, l’un des deux psychanalystes, avec Paz Corona, associés au projet. En réunissant les œuvres d’environ 80 artistes, il s’agit plutôt de montrer les rapports que le théoricien entretenait avec l’art, et ce que l’art dit aujourd’hui de la psychanalyse.

L’art était en effet présent dans presque tous les séminaires de Lacan, et jusque dans son bureau, puisqu’il fut également collectionneur. Dans le film Télévision, de Benoît Jacquot (1974), qui accueille le visiteur, ce grand orateur fait ainsi face à la caméra et tourne le dos à une toile d’André Masson (beau-frère de sa seconde femme, Sylvia Bataille). En guise d’introduction, cette première partie, comportant une frise chronologique, vise à rafraîchir la mémoire de ceux qui ne seraient pas familiers avec cette personnalité. Avec sa voix et son phrasé si particuliers, ses digressions absconses et ses conclusions sibyllines, l’homme semble tout droit sorti d’une de ses « mascarades ». Dans les vitrines, des documents d’archives laissent cependant entrevoir, notamment à travers sa correspondance, qu’il fut un clinicien attentif et un fils affectueux. Poète à ses heures, comme en témoigne « Hiatus Irrationnalis », sonnet crypté écrit en 1929.

Trois catégories d’œuvres

Les œuvres sélectionnées par les commissaires peuvent se ranger selon trois catégories : celles que Lacan connaissait, qu’il a regardées, voire analysées, et qui lui sont antérieures, celles qui lui étaient contemporaines et celles enfin créées après sa disparition, qui font écho à ses concepts. La première catégorie compte plusieurs chefs-d’œuvre, comme le Narcisse du Caravage qui ouvre le parcours thématique, conçu pour aborder les grandes notions lacaniennes – que des textes de salle résument avec une parfaite clarté pédagogique. C’est donc avec « le stade du miroir », théorie sur la constitution de l’identité élaborée par Lacan dès 1936, que commence cette grande traversée de sa pensée. Plus loin, la Sainte Lucie remarquable de Francisco de Zurbaràn (1635-1640) aux yeux énucléés présentés en offrande, arrête également le regard – et pour cause. Mais c’est L’Origine du monde de Gustave Courbet (1866) – dont Lacan se porte acquéreur en 1955 – qui constitue l’un des clous de l’exposition, d’autant qu’il est présenté ici avec le panneau-masque coulissant peint par André Masson à la demande du psychanalyste, afin, tour à tour de l’occulter et de le dévoiler. Il n’est pas certain que les diverses interprétations de ce plan serré sur un sexe féminin (Origine World#3, 2014, d’Agnès Thurnauer) ajoutent à sa force visuelle dérangeante. Elles viennent en revanche rappeler que le contexte socioculturel a changé, et avec lui le regard sur le corps féminin.

L’autre œuvre clef, ce sont évidemment Les Ménines (1656). Lacan leur consacra deux séminaires brillants, dans lesquels il établit un parallèle entre la peinture de Diego Vélasquez et le travail psychanalytique, cheminement vers un nécessaire abandon des illusions. Le musée n’a pas obtenu le prêt de l’original ; à défaut, une reproduction numérique zoome et dézoome sur la fameuse « fente de l’infante ». Ce focus scopique, redoublé par le vis-à-vis d’une toile lacérée de Lucio Fontana (Concetto Spaziale, Attese, 1958), pourra paraître un peu sommaire.

Détour par le surréalisme

Parmi ses contemporains, Lacan fréquenta Salvador Dalí, dont La Persistance de la mémoire (1931) permet d’évoquer le principe de l’anamorphose qui fascina le psychanalyste. Ce dernier s’intéressa aussi à René Magritte, dont on peut admirer trois belles peintures. Quant à Marcel Duchamp, il est bien présent, avec six œuvres, mais aussi à travers les hommages que lui rendent Mathieu Mercier et sa réinterprétation d’Étant Donné, ainsi que Pascal Goblot avec la copie éphémère (To Be Broken) de La Mariée mise à nu par les célibataires, du même Marcel Duchamp. Cette reproduction du Grand Verre, programmée pour être détruite, donnera lieu à une performance qui s’annonce spectaculaire.

Avec environ 300 œuvres rassemblées – un tour de force –, l’exposition donne le sentiment d’une extraordinaire profusion. Cette générosité du propos, très dense, n’évite pas l’écueil de l’illustration et de choix parfois littéraux. Mais il y a aussi des trouvailles et des rapprochements amusants, comme ces dalles de plomb de Carl Andre disposées au pied du portrait phallique de Marie Bonaparte par Constantin Brancusi (Princesse X, 1916), une façon, souligne en souriant Bernard Marcadé, « de mettre Priape à terre ». En revanche, si l’installation immersive de Leandro Erlich, invitant à prendre la place de l’analyste ou de l’analysé, fonctionne particulièrement bien dans cette évocation lacanienne (El Consultario del Psicoannalista, 2005), et si le rideau de scène de Latifa Echakhch, métaphore de la chute placée au cœur de la scénographie, aimante le regard (La Dépossession, 2014,), la sélection fait peu de place aux jeunes artistes, aucune aux talents émergents. C’est dommage.

Reste le pari audacieux et jubilatoire que constitue cette exposition à rebours du politiquement correct. Et plus encore, le crédit fait à l’intelligence du public, conforté par l’affluence des premiers jours.

Lacan. Quand l’art rencontre la psychanalyse,
jusqu’au 27 mai, Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des droits de l’homme, 57020 Metz.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°626 du 2 février 2024, avec le titre suivant : Quand l’art fait écho à la pensée lacanienne

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque