Art moderne

L’univers organique de Georgia O’Keeffe

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 8 octobre 2021 - 805 mots

PARIS

Icône de l’art moderne américain, Georgia O’Keeffe est surtout connue pour ses fleurs géantes et sulfureuses. Cette première rétrospective française présente l’ensemble de son œuvre depuis toujours influencé par la photographie.

Paris. Georgia O’Keeffe (1887-1986) est une grande artiste. « Que O’Keeffe admette la “féminité” de ses œuvres est une chose ; qu’elle se voit réduite à n’exprimer que cette “féminité” en est une autre »,écrit dans sa présentation Didier Ottinger, commissaire de l’exposition. Sans être à l’écart de la modernité, son œuvre singulière est immédiatement reconnaissable. Ce sont sans doute les gros plans de fleurs, qui ont fait rapidement sa renommée auprès du grand public, essentiellement américain. Refusant les détails et les effets de matière stylisés à la limite de l’abstraction, ces plantes de taille monumentale, qui occupent l’essentiel de la surface de la toile, semblent échapper à leur condition d’origine. Des plantes, mais qui ne s’adressent pas à l’odorat, qui ne prétendent pas au statut de trompe-l’œil ou encore moins à celui de « trompe main ». Ces fleurs rappellent que chaque transposition artistique est avant tout une transplantation.

Néanmoins, si la sensibilité tactile en est exclue, ces travaux dégagent un caractère organique ; des lignes courbes, des ondulations, des spirales et des arabesques suggèrent parfois l’organe sexuel féminin (Blue Line, 1919, Black Iris VI, 1936). Même si l’artiste a toujours réfuté cette interprétation, son parc floral est un jardin d’étranges configurations biomorphiques qui dégagent une sensualité inquiétante. Avec ces fleurs, isolées et hors contexte, l’artiste invente en quelque sorte une botanique sexuelle.

La photographie pour voir le monde autrement

Cependant, la présentation adoptée par le musée permet d’observer la richesse iconographique de cette production picturale qui a traversé le XXe siècle. Optant pour une scénographie ouverte et aérée, réalisée par Jasmin Oezcebi, le parcours chronologique est très fluide et libre de toute contrainte. L’exposition s’ouvre sur les sources artistiques d’O’Keeffe dont la plus importante reste la photographie : Alfred Stieglitz, le fondateur de la célèbre galerie new-yorkaise d’art contemporain, Galerie 291, son futur mari, mais aussi d’autres grands photographes comme Paul Strand ou Ansel Adams, qui ont eu un impact sur sa vision picturale. La preuve en est la phrase, citée dans le catalogue, que l’artiste envoie à Strand : « Ces derniers temps, j’ai regardé les choses et je les vois comme tu les photographierais […], je crois que vous autres, les photographes, vous m’avez fait voir ou plutôt fait sentir des couleurs nouvelles. »

Sont présentés ici également Arthur Dove et le précisionniste Charles Demuth. On regrette le choix de l’œuvre peu caractéristique de Demuth et l’absence de Charles Sheeler, tant leur style peut être rapproché de celui d’O’Keeffe. Comme eux, elle part toujours du paysage urbain ou de la nature avec un goût pour des volumes aplatis, des formes claires et des contours nets. Ainsi, dans les années 1920, on trouve plusieurs de ses toiles les plus remarquables comme The Barns, Lake George (1926) ou la magnifique Farmhouse Window and Door (1929). Avec cette dernière, la fenêtre et la porte sont littéralement transposées sur la toile sous un angle frontal et selon une symétrie axiale parfaite. À cette architecture rurale, réduite à une géométrie minimaliste, répondent des images de la ville et de ses gratte-ciel verticaux, qui seront les thèmes favoris d’O’Keeffe pendant plusieurs années – New York Street with Moon (1925), une de ses toiles emblématiques ou The Shelton with Sunspots, N.Y (1926). Lune ou soleil, les bâtiments baignés dans la lumière sont pratiquement transparents.

Des paysages organiques

Puis, ce sont les collines désolées et infinies, peintes au Nouveau Mexique, où O’Keeffe s’installe dans les années 1940. Peut-on parler de régionalisme, à l’instar de Grant Wood ou de Thomas Hart Benton qui idéalisent les sites naturels restés à l’abri de la civilisation et cherchent à mettre en scène une Amérique « authentique » ? Si la peintre est fascinée par la découverte de cet univers désertique, alors rarement un paysage aura réussi une telle métamorphose du minéral à organique. De fait, malgré la distance qui sépare ces œuvres des fleurs, le processus employé par l’artiste reste semblable. La géologie et l’anatomie sont inséparables quand les plis et les replis des dunes et des crêtes évoquent, plus ou moins explicitement, les différentes parties intimes du corps (Black Place I, 1944 ; Black Hills with Cedar, 1941-1942). Sensuelle, charnelle, malléable, la nature prend ailleurs des accents panthéistes et cosmiques, exprimés par D.H. Lawrence et Walt Whitman. Elle devient un chemin sinueux, zigzaguant sur un fond rose (Pink and Green, 1960) ou des bandes horizontales superposées qui célèbrent la rencontre entre ciel et terre (Sky above Clouds, yellow horizon and clouds, 1976-1977). Faut-il y voir des panoramas infinis vus d’avion comme le suggère O’Keeffe ou opter plutôt pour une volonté d’abolir toute distinction entre une représentation de la réalité et un geste artistique qui ne renvoie qu’à lui-même ?

Georgia O’Keeffe,
jusqu’au 6 décembre, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°574 du 1 octobre 2021, avec le titre suivant : L’univers organique de Georgia O’Keeffe

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