Art moderne

L’influence de Chirico sur les surréalistes belges

Par Pauline Vidal · L'ŒIL

Le 21 janvier 2019 - 1276 mots

BELGIQUE

Dès les années 1910, De Chirico s’impose comme le père spirituel du surréalisme. Dans une exposition thématique de près de quatre-vingts œuvres, le Musée des beaux-arts de Mons tente de faire le point sur cette filiation entre le peintre italien et les trois grandes figures du surréalisme belge que sont Magritte, Delvaux et Graverol.

1. Intérieurs métaphysiques

Mélancolie hermétique est l’une des vingt-sept œuvres de Giorgio De Chirico prêtées pour l’exposition à Mons par le Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Dans un espace incertain, un immense buste de marbre antique côtoie divers objets qui ne sont reliés par aucune logique rationnelle et qui sont pourtant représentés de manière très réaliste. De cette combinaison énigmatique découle un sentiment d’« inquiétante étrangeté » caractéristique des intérieurs métaphysiques peints par De Chirico. Dans les années 1910, ce peintre italien, qui s’installe à Paris en 1911, donne naissance et déploie ce qu’on a appelé la « pittura metafisica ». À l’écart des débats formalistes qui agitent alors les avant-gardes cubistes et futuristes, cette peinture onirique et mystérieuse fera de lui un héros du surréalisme célébré par Breton, Apollinaire et les surréalistes français avant d’être découvert par les surréalistes belges. Comme ces derniers, De Chirico ne partage pas le recours à l’automatisme psychique pur si cher à Breton. Chaque élément peint est le résultat d’un choix conscient et réfléchi.

2. Le motif du train

Place italienne à l’architecture classique, ombre disproportionnée, ciel jaune et vert, silence et temps suspendu sont autant d’éléments iconographiques qui se retrouvent dans de nombreuses toiles de Giorgio De Chirico et qui auront une influence déterminante aussi bien sur Magritte que Delvaux et Graverol. Le train qu’on voit aussi au loin revient dans plusieurs toiles du peintre italien dont le père était ingénieur des chemins de fer. Delvaux reprendra ce motif à son compte, tandis que Magritte lui rendra un hommage plein d’humour dans La Durée poignardée où l’on voit une locomotive sortir d’une cheminée. Cette toile peinte vers 1940 a été antidatée de 1916, comme c’est le cas d’autres toiles, probablement sous la pression commerciale de ses marchands. De Chirico fut très critiqué lorsqu’il fit évoluer son style vers plus de classicisme, souhaitant renouer avec la tradition. Dans les années 1920, Breton l’excommunia. Bien que surtout marqués par les toiles métaphysiques de Chirico, les surréalistes belges continuèrent, eux, à admirer ce peintre italien durant toute sa carrière.

3. La découverte de Chirico par Magritte

Il semblerait que ce soit par le biais d’une reproduction du Chant d’amour issue de la revue Sélection, que possédaient Marcel Lecomte et E.L.T. Mesens, que Magritte découvre De Chirico. Cette découverte, qui a probablement eu lieu en 1924, fonctionne pour Magritte comme un déclencheur qui le fait entrer de plain-pied dans le champ du surréalisme. « Lorsque j’ai vu pour la première fois la reproduction du tableau de Chirico Le Chant d’amour, ce fut un des moments les plus émouvants de ma vie : mes yeux ont vu la pensée pour la première fois. » De 1926 à 1928, l’incidence de Chirico sur le travail de Magritte est inestimable, et demeure fondamentale au moins jusqu’au début des années 1930, souligne la commissaire Laura Neve dans le catalogue de l’exposition. Par la suite, Magritte s’embarquera sur d’autres voies, mais l’œuvre de Chirico continuera à le hanter durant toute sa carrière. Le Jockey perdu, peint en 1926, est considéré par le peintre belge comme sa première toile reflétant cette nouvelle conception de la peinture dont l’enjeu est de révéler le mystère du monde. Réalisé la même année, le Portrait de Georgette fait cohabiter dans un espace insaisissable, à côté d’un rideau sans fenêtre, un bilboquet et un portrait de son épouse. Magritte emprunte en outre à De Chirico le thème du tableau dans le tableau, initiant ainsi sa réflexion sur la dimension trompeuse de l’image.

4. Le mystère selon Magritte

Dans les années 1920, Magritte réalise toute une série de peintures avec des personnages sans visage, sous l’influence du personnage de Fantômas de Louis Feuillade. À l’époque, on sait aussi que Magritte réalise pour la maison de couture Norine des affiches publicitaires qu’il peuple de représentations de mannequins. Dans le Dialogue dénoué par le vent, trois bustes féminins sans tête sont posés devant un rideau blanc qui ouvre sur la nuit. Mi-femmes mi-sculptures, ces bustes hybrides qui semblent se dédoubler provoquent un sentiment de malaise. Cette étrange vision et l’ambiance angoissante et macabre qui s’en dégage évoquent sans aucun doute les mannequins et automates entre la vie et la mort, que De Chirico peint dès les années 1910. Laura Neve précise : « Contrairement à De Chirico, le recours à ces thématiques témoigne néanmoins davantage de son intérêt pour le mystère que d’une vision déshumanisée de l’être humain à l’époque moderne. » Plus tard, en 1948, au moment de sa période « vache », ce sera au tour des gladiateurs de Giorgio De Chirico d’inspirer Magritte, qui prendra certainement plaisir à citer des peintures tant critiquées par André Breton, avec lequel il se trouve également en discorde.

5. Delvaux et la poésie de Chirico

Dans un espace désolé et désertique surgit un palais Renaissance. Des pierres jonchant le sol laissent planer une ambiance apocalyptique. Avec cette toile de 1935, Delvaux fait son entrée dans le surréalisme. À l’écart des combats politiques des surréalistes belges, Delvaux menait sa carrière de peintre en solitaire. En 1934, alors qu’il traverse une crise créatrice, la découverte de Giorgio De Chirico, et en particulier de ses places italiennes dans l’exposition surréaliste « Minotaure » qui se tient au Palais des beaux-arts de Bruxelles, a l’effet d’une bombe. Il part alors en retraite à Spy où il réalise une dizaine d’aquarelles. Suivra le Palais en ruines. Le traitement de l’espace, le goût pour l’Antiquité, le silence et la solitude dans lesquels baigne cette peinture sont autant d’éléments chiriciens. Par la suite, Delvaux peuplera ses décors de personnages féminins qui semblent flotter dans un temps suspendu pour l’éternité. Lecteur passionné de l’Iliade etde l’Odyssée, il partira en Italie en 1938 et en 1939 pour préciser ses décors. Comme le souligne Laure Neve, Delvaux, qui est moins intellectuel que Magritte, ne s’intéresse pas tant à la dimension métaphysique qu’à la poésie mystérieuse de l’œuvre de Chirico. Une lettre écrite par Delvaux au peintre italien en 1975, soit près de quarante ans plus tard, suite à une exposition de ce dernier à la Galerie Petit à Paris, témoigne de son admiration indéfectible.

6. La double existence de Graverol

Moins connue, Jane Graverol rejoint le groupe surréaliste après la Deuxième Guerre mondiale, à la fin des années 1940. Sa rencontre tardive avec De Chirico est moins décisive que pour Magritte et Delvaux, mais elle n’en reste pas moins déterminante. Déployant une œuvre ancrée dans la fantasmagorie et l’insolite qui doit beaucoup à Magritte, Jane Graverol reconnaît que « pour De Chirico, la compréhension fut directe ». Dans Le Cortège d’Orphée, la ligne d’horizon très haute, l’espace désertique, l’ombre portée et une paire de jambes sans buste sont autant d’éléments évoquant le mystère et la mélancolie des toiles de Chirico des années 1910, mais aussi des toiles plus tardives. La présence d’une licorne peut aussi faire penser aux chevaux errants qu’il peint dans sa période post-métaphysique, tandis que le morcèlement du corps révèle une affinité avec ses mannequins. Par la référence à Orphée, Graverol affirme aussi son goût pour le mythe et l’allégorie. Laura Neve écrit : « De la même façon que dans l’œuvre de Chirico, le passé antique prend le pas sur le monde moderne, rêves et réalité se confondent dans l’imaginaire de Graverol », qui déclarait : « J’ai toujours vécu une double existence, le rêve profondément mêlé à ce qu’on appelle la réalité quotidienne. »

« Giorgio De Chirico. Aux origines du surréalisme belge : Magritte, Delvaux, Graverol »,
du 16 février au 2 juin 2019. Beaux-Arts Mons, rue Neuve, 8, Mons (Belgique). Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs : 9 et 6 €. Commissaire : Laura Neve. www.bam.mons.be

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°720 du 1 février 2019, avec le titre suivant : L’influence de Chirico sur les surréalistes belges

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