Photographie

L’Amérique déshabillée par Weegee

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 26 mars 2024 - 1403 mots

Paparazzi pour les tabloïds en vogue, le photographe réalise des images crues du New York des années quarante qui lui apportent la notoriété. La Fondation Henri Cartier-Bresson met en valeur un versant critique de son œuvre, dans une société où tout est spectacle.

« L’appareil photo est la lampe d’Aladdin des temps modernes. Il m’a donné tout ce que j’ai pu vouloir : la célébrité, la fortune et les amis », se félicite Arthur Fellig, dit Weegee, dans son autobiographie publiée en 1961. Sans lui, qu’aurait été le parcours du jeune garçon, né en 1899 dans une famille juive de Zolotchiv, en Galicie (actuelle Ukraine), qui à dix ans rejoint son « père parti pour l’Amérique en éclaireur » ? Ancré dans le présent, dans l’action et la nécessité de travailler pour subvenir aux besoins de sa famille, Weegee n’a pas eu le loisir de se poser la question. Les conditions de vie étaient précaires dans ce quartier du Lower East Side, à New York, où la plupart des immigrants d’Europe centrale s’installaient. Quand Arthur Fellig quitte l’école pour travailler chez un photographe de son quartier, il a 14 ans. « À cette époque, je m’étais fait tirer le portrait par un photographe de rue qui travaillait au ferrotype et le résultat m’avait fasciné […] Ce photographe de rue a vraiment été un déclic pour moi. » Employé d’abord dans un studio de portrait, il travaillera ensuite jusqu’en 1935 comme tireur dans une agence de presse. Dans la chambre noire, il apprend beaucoup mais ne rêve que d’une chose, « couvrir l’info, la vraie ». C’est-à-dire, arriver le premier sur un lieu de crime, un incendie, une arrestation ou un accident de la route.

machine à écrire, ampoules de flash et cigares

La violence et la corruption qui sévissent à New York au cours des années 1920 et 1930 apportent leur lot de drames et de promesses de frisson pour les lecteurs de faits divers. Régulièrement, ils font la une des tabloïds. « J’ai commencé à me lancer à la pige près du quartier général de la police de Manhattan […] Je savais que c’était le centre nerveux de la ville et que c’était là que je trouverais les photos que je voulais », raconte Weegee. Le photographe travaille la nuit et, au petit matin, entame sa tournée des journaux avec sa livraison d’images du jour. Quand la moisson est trop maigre, il vend des photographies d’accidents de voiture aux magazines d’assurances.Sa voiture est transformée en bureau ambulant. À l’avant, la radio est branchée sur la fréquence de la police, et l’arrière a été aménagé pour avoir sous la main l’équipement indispensable : machine à écrire, vêtements de rechange, appareil à infrarouge et réserves d’ampoule de flashs, de pellicules et de cigares. « Quand je n’étais pas dans ma voiture toute équipée, je patientais au QG de Centre Street. J’avais mon fauteuil préféré juste à côté de l’ascenseur ». Weegee connaît tout le monde. Les affaires marchent bien. Les journaux publient ses photos et le magazine Life lui consacre deux pages et demi. Lui-même sait se mettre en scène pour des ­portraits ou des autoportraits. Weegee est un homme de la nuit, hâbleur et sans attaches, avec un sens averti des affaires et de sa propre renommée.Très tôt, dès 1943, le Museum of Modern Art (Moma) collectionne et expose son travail, qui donne une vision radicalement nouvelle de New York. « En prenant ces photos, c’est l’âme de la ville que j’ai rencontrée et aimée, que j’ai photographiée », souligne-t-il alors. La publication, en 1945, de son livre Naked City (épuisé) le propulse encore davantage sur le devant de la scène. Critiques dithyrambiques du New York Times, de Time, portrait de lui dans The New Yorker, interviews à la télévision ou à la radio, commandes de Life ou de Vogue : en deux ou trois ans à peine, Weegee est devenu une célébrité.

une mise en abîme du regard

« J’ai toujours été davantage un homme d’action que de réflexion », écrit-il dans ses mémoires. Pourtant rien n’est moins certain, comme le montre l’exposition à la Fondation Henri Cartier-Bresson conçue par Clément Chéroux, son directeur. Revenir sur l’itinéraire de Weegee, à travers ses archives détenues aujourd’hui par l’International Center of Photography à New York, montre au contraire une conscience aiguë de la société dans laquelle il vit et un besoin de se renouveler constamment dans son travail. Weegee ne prend pas que des photos de l’événement mais s’intéresse aussi aux réactions, aux expressions et aux gestes de ceux qui regardent, les « curious one», comme il les appelle et auxquels il consacre un chapitre dans Naked City. « Un New-Yorkais observant un incendie qui fait rage, l’annonce de la chute de Benito Mussolini sur les panneaux lumineux de Times Square ou encore un avion encastré dans l’Empire State Building : cette mise en abyme du regard est au cœur de la première période de Weegee », explique Clément Chéroux qui souligne les liens de Weegee avec la Photo League, créée en 1936 par Paul Strand, Berenice Abbott et Ralph Steiner pour regrouper photographes engagés socialement et politiquement.Le succès de Naked City marque la fin d’une première époque dans la vie du photographe. Avec son départ pour Los Angeles, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Weegee entend en commencer une autre. Il a 46 ans et l’achat des droits de son livre pour le cinéma et son adaptation par Jules Dassin (La Cité sans voiles, 1948) est, pour lui, « une occasion de changer de vie ». Quand il ne travaille pas pour superviser les trucages d’un film à Hollywood, Weegee est photographe de plateau, et même acteur parfois. Les fêtes organisées par le milieu du cinéma s’avèrent un formidable terrain de jeu pour son travail. L’édition d’un second livre, Naked ­Hollywood (épuisé), en 1953, dévoile un regard sans complaisance. À New York, il n’avait « pas pu (se) faire aux mannequins » de Vogue, ni aux soirées mondaines. Et l’attention portée aux attitudes des invités lors du vernissage du peintre Stuart Davis, en 1945, au Moma, trahissait son sentiment à l’égard du monde de l’art. Ses portraits déformés à l’aide de lentilles spéciales, de personnalités de Hollywood, donnent une nouvelle direction à son travail. Alors qu’il est lui-même enfin « devenu “famous”, Weegee a désormais recours à la photographie pour critiquer le star system », relève Clément Chéroux.

photos-caricaturesdes célébrités

Le Weegee photographe documentaire ne disparaît pas pour autant. La proposition, en 1950, des studios Universal de suivre la sortie d’un film à travers tous les États-Unis lui redonne « le goût de la vraie vie ». Et, lorsque Weegee revient à New York, en 1951, il enchaîne travaux pour la publicité, conférences et créations de photos-caricatures. Cette approche des personnalités séduit Vogue,Look… mais aussi la presse étrangère comme L’Express en France. ­Marilyn Monroe, Elizabeth Taylor, Charlie Chaplin, Jackie Kennedy, Dali… Tout le monde se prête au jeu de la distorsion de son visage ou du moins y a droit – le Général de Gaulle, Mao Tse Toung, Nikita Khrouchtchev ou les présidents Eisenhower et Kennedy. Les photographes eux-mêmes, tel Philippe ­Halsman, ne rechignent pas à s’y soumettre.La photographie documentaire produite par Weegee durant cette période correspond à des commandes et à des voyages en Europe. Le séjour à Paris, mené dans la perspective de convaincre Jules Dassin de faire un film intitulé Naked Paris, le voit ainsi marcher de jour comme de nuit dans la capitale, fréquenter des clubs de strip-tease, le Casino de Paris et passer à l’Olympia pour photographier Joséphine Baker. Un contrat avec le Daily Mirror en 1960 puis des commandes du Time et du Sunday Graphic pour couvrir l’exposition Picasso à la Tate Gallery l’entraînent quelque temps à Londres. La ville le fascine à tel point qu’il envisage de s’y installer. Mais son amour pour New York, ses rues et Times Square sont plus forts. Jusqu’à sa mort, en 1968, Weegee a aimé plus que tout photographier, au fil des commandes et des rencontres . Ses images très personnelles du tournage du Docteur Folamour de Kubrick, en 1964, restent un must d’humour déjanté.

 

1899
Naît dans une famille juive de Galicie (actuelle Ukraine)
1901
Rejoint son père, émigré à New-York
1928
Employé dans un studio de photo puis tireur en agence de presse
1935
Photographe de presse indépendant
1937
Utilise le pseudonyme de Weegee
1943
Exposition au Moma, à New York
1945
Sortie du livre « Naked City »
1946
Installation à Los Angeles
1953
Sortie de « Naked Hollywood »
1968
Meurt à New York
À voir
« Weegee. Autopsie du spectacle »,
Fondation Henri Cartier-Bresson, 79 rue des Archives, Paris-3e, jusqu’au 19 mai.
À lire
« Weegee par Weegee. Une autobiographie »,
La Table ronde, 288 p., 18,30 €.
À lire
Le catalogue d’exposition, « Weegee. Autopsie du spectacle, »v
sous la direction de Clément Chéroux, Textuel/Fondation Henri Cartier-Bresson, 208 p., 55 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°774 du 1 avril 2024, avec le titre suivant : L’Amérique déshabillée par Weegee

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