Belgique - Art moderne

XIXE-XXE SIÈCLES

Ensor à Ostende, la vue en rose

Par Gilles Bechet, correspondant en Belgique · Le Journal des Arts

Le 7 février 2024 - 808 mots

Le Mu.ZEE replace une cinquantaine de natures mortes de James Ensor dans le contexte de l’évolution du genre entre académisme et avant-garde.

James Ensor, La Raie, 1892, 80 x 100 cm, collection Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique  © Johan Geleyns
James Ensor (1860-1949), La Raie, 1892, 80 x 100 cm, collection Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.
© Johan Geleyns

Ostende (Belgique). La nature morte est un théâtre en miniature où les objets, soigneusement mis en scène par l’artiste, envoient à celui qui les regarde l’énigme et l’évidence de leur présence. La nature morte occupe dans l’œuvre de James Ensor (1860-1949) une place toute particulière. Semblant se plier aux conventions et aux codes du genre, le peintre ostendais l’intègre assez vite à son univers en y faisant apparaître ses thèmes de prédilection que sont les masques, les squelettes et les chinoiseries, mais surtout en inondant ses toiles de sa touche picturale si particulière où le rose irradie tel un soleil nacré. À l’occasion des célébrations de l’année « James Ensor » – ponctuée par des expositions à Anvers et à Bruxelles –, Ostende rend hommage à l’un de ses artistes emblématiques en confrontant une cinquantaine de ses natures mortes avec celles de ses contemporains et de ses successeurs.

Au XIXe siècle, la nature morte perd ses connotations morales et ses références religieuses pour s’épanouir en un genre démonstratif et académique qui prolonge l’opulence de l’intérieur bourgeois. En ouverture de l’exposition, la monumentale toile Intérieur d’office de Jean-Baptiste Robie, peintre fort apprécié à l’époque, installe le décor : la sombre traîne d’un paon dégringole jusqu’à un plat de poissons, dissimulant verreries et argenterie à l’arrière-plan. La nature morte est très prisée par les femmes peintres, alors interdites d’académie. L’exposition sort de l’oubli quelques-unes d’entre elles. Louise Dubois avec sa très romantique vue d’atelier au buste voilé de noir, Louise De Hem avec son Coin d’un boudoir de dame, composition épurée avec un travail sensuel et raffiné des matières. Il peut aussi y avoir dans la nature morte un regard mélancolique et méditatif sur les choses et le temps qui se fige comme dans les peintures de Henri De Braekeleer. D’autres expriment un trop-plein, un débordement comme dans le très moderne Légumes de Willem Linnig II, ou David De Noter dans son fantasque Atelier de Frans Snijders où il représente le peintre baroque détournant les yeux d’une cascade de fleurs, de fruits, de gibier et de légumes qui semblent déversés d’un monde parallèle. Hubert Bellis est un autre peintre, oublié de nos jours, pourtant ses natures mortes frontales et dépouillées de poissons ou de viande dégagent une force inattendue.

« Ce sont des symphonies ! »

Ensor a peint plus de deux cents natures mortes, soit un quart de sa production. C’est pour lui un prétexte pour expérimenter par la peinture et la couleur. Puisant dans les coquillages, chinoiseries et verreries du magasin de souvenirs de sa mère, il crée des compositions rêveuses et miroitantes. Qu’il peigne une raie, un poulet, un flacon de verre ou un bouquet de fleurs, c’est la vérité intérieure de son sujet qui l’intéresse et sa capacité à absorber et renvoyer la lumière. Sous son pinceau, un chou rouge a l’éclat d’une lanterne et un coquillage celui d’une bougie. Alors que la nature morte se distingue souvent par sa frontalité, chez Ensor, les plans et perspectives ont tendance à se dissoudre dans la brume miroitante de la matière colorée qui leur sert d’écrin.

James Ensor (1860-1949), Coquillages, 1936, huile sur toile, 51 x 60 cm, Musée des beaux-arts, La Boverie. © Gérald Micheels
James Ensor (1860-1949), Coquillages, 1936, huile sur toile, 51 x 60 cm, Musée des beaux-arts, La Boverie.
© Gérald Micheels

Sans jamais approcher l’abstraction, Ensor s’est libéré des obligations de la représentation. Au roi Léopold II qui lui demande ce que représentent ses tableaux, l’artiste répond : « Ce ne sont pas des tableaux, Sire, ce sont des symphonies ! »

Le trait précis de ses croquis au crayon et au fusain dans le cabinet de dessins témoigne de l’évolution et de l’émancipation de son regard entre 1880 et 1886. Les intérieurs bourgeois sont peu à peu parasités par l’apparition de masques dans un recoin de la pièce ou dans le tain d’un miroir.

Évolution de la nature morte

La scénographie conçue par Kris Coremans et Guy Châtel, du bureau d’architectes ssa/xx, crée un musée dans le musée en s’inspirant de la conception des musées du XIXe siècle avec une salle centrale comme une alcôve et des galeries latérales. Les peintures sont présentées sur des panneaux de peuplier laissant toute la structure portante apparente.

Comme certains de ses contemporains, James Ensor incarne la transition entre l’académisme du XIXe et les avant-gardes du XXe. La dernière étape du parcours montre comment les modernistes belges, Louis Thévenet, Gustave van de Woestyne, Rik Wouters ou Léon Spilliaert, et quelques autres, ont puisé dans le vocabulaire de la nature morte pour développer un langage pictural personnel. Avec Gustave de Smet, Jean Brusselmans, Marthe Donas ou Philibert Cockx, le réel et la logique s’effacent, balayés par la vérité de la peinture et de la couleur. L’exposition s’achève par Le Modèle rouge une toile de René Magritte avec une paire de pieds se terminant en bottines lacées. A priori pas une nature morte, mais elle le devient par la force du sujet.

Rose, Rose, Rose à mes yeux. James Ensor et la nature morte en Belgique de 1830 à 1930,
jusqu’au 14 avril, Mu.ZEE, Romestraat 11, 8400 Ostende, Belgique.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°626 du 2 février 2024, avec le titre suivant : Ensor à Ostende, la vue en rose

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