Art moderne

XVIIIE-XIXE SIÈCLE

Au temps des colonies

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 15 février 2018 - 842 mots

PARIS

L’exposition du Quai Branly refuse de choisir entre l’enchantement né d’œuvres de grande qualité jamais vues depuis cinquante ans et l’analyse de l’instrumentalisation de l’art par le système colonial.

Henry Jones Thaddeus, <em>Savorgnan de Brazza en tenue de brousse</em>, 1886, huile sur toile, 159,3 x 105,8 x 2,8 cm, Musée du quai-Branly-Jacques Chirac, Paris
Henry Jones Thaddeus, Savorgnan de Brazza en tenue de brousse, 1886, huile sur toile, 159,3 x 105,8 x 2,8 cm, Musée du quai-Branly-Jacques Chirac, Paris
Photo Claude Germain
© Musée du quai Branly

C’est une exposition risquée qui vient de s’ouvrir au Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Il s’agit de l’accrochage d’une importante sélection de toiles et œuvres graphiques de sa collection, héritée pour l’essentiel du Musée des arts africains et océaniens qui lui-même descendait du Musée des colonies puis de celui de la France d’outre-mer. Il y a fort à parier que certains verront dans l’exhumation de ces œuvres témoignant de la colonisation une provocation.

La commissaire, Sarah Ligner, est la responsable de l’unité patrimoniale mondialisation historique et contemporaine du musée, département qui « permet de mieux appréhender l’histoire de la rencontre des sociétés occidentales avec l’ailleurs ». Pour Stéphane Martin, président du musée, « il fallait beaucoup de rigueur, de précision, d’exigence, pour concevoir une telle exposition ». Mais le numéro d’équilibriste que la commissaire a été obligée d’exécuter explique sans doute les flottements que l’on ressent au cours de la visite, entre présentation d’une collection fondée sur l’éloge de l’impérialisme et découverte d’un ensemble d’œuvres inédites. Car ce qui apparaît d’abord, c’est l’extraordinaire richesse de ce fonds présenté pour la première fois comme un ensemble. Si les dessins et estampes de Gauguin ont été souvent montrés, d’autres œuvres n’ont pas vu la lumière depuis 1960. Entreposées sans beaucoup d’égards, elles ont souffert et, sur les 221 numéros présentés, plus de 200, dont 103 peintures, ont été restaurés pour l’occasion. Une salle est consacrée aux laques de Jean Dunand (1877-1942) et à leur remise en état.

C’est donc bien un trésor que découvre le visiteur, mais un trésor protéiforme dont les pièces n’ont en commun que d’évoquer l’ailleurs. Produites entre le XVIIIe siècle et les années 1940, sur commande ou non (beaucoup ont été achetées ou reçues en don), et par des artistes de différentes convictions politiques et spirituelles, elles peuvent être vues à travers le prisme de l’histoire de l’art aussi bien que des civilisations et, bien entendu, du colonialisme, thème autour duquel elles avaient été réunies. Et même cette dernière caractéristique n’est pas tout à fait vraie : certaines œuvres sont d’acquisition récente. Pour présenter cet ensemble, Sarah Ligner a choisi un découpage lié tantôt à l’iconographie, tantôt à l’histoire.

Les deux premières œuvres auxquelles accède le visiteur, dans le hall du musée, sont des toiles monumentales commandées à Géo Michel pour l’Exposition coloniale internationale de Paris, en 1931. Elles mettent en scène les principales productions d’origine végétale des colonies. Le cartel détaillé (ceux-ci sont nombreux et soignés) met en opposition cette vision idyllique avec le livre anticolonialiste de Paul Monet, Les Jauniers, paru en 1930.

À la lumière de l’exotisme
Arrivé ensuite dans les petites salles en colimaçon, tout en haut du musée, le visiteur découvre les conditions de constitution de la collection puis est accueilli par la très décorative « Frise de personnages » de Marie-Antoinette Boullard-Devé, fragment d’une œuvre de 40 mètres exécutée pour le pavillon de l’Indochine à l’Exposition coloniale. Commence ensuite la première partie, « Séduction des lointains ». Comme le montre le texte d’introduction à cette section, il n’est plus question ici de voir les œuvres à la lumière du colonialisme mais plutôt de l’exotisme. Chaque salle ou mur est consacré à un thème rassemblant des œuvres de différentes époques. Émile Bernard se trouve dans la section « Fuir l’Occident », tandis que Paul Gauguin figure dans « Retrouver l’âge d’or ».


La deuxième partie, « Altérité plurielle », est une galerie de portraits et de scènes de genre. Des Indiens d’Amérique aux Africains en passant par les Polynésiens et les Indochinois, ces personnages et leur cadre de vie sont répartis en sous-groupes selon les points de vue des peintres sur leurs modèles, par exemple « Orientalisme et réalisme » ou « Du naturalisme à la stylisation ». Enfin, la dernière partie, « Appropriation des lointains », aborde le thème de l’art utilisé comme instrument de propagande. On y trouve pêle-mêle Savorgnan de Brazza en tenue de brousse, portraituré par Henry Jones Thaddeus (1886), la « Croisière noire » personnifiée par le Portrait de Georges Marie Haardt de Bernard Boutet de Monvel (vers 1926) et la Prise de la smala d’Abd el-Kader, attribuée à Horace Vernet (vers 1843).

Comme une caution donnée à ceux qui pourraient trouver trop tiède cette présentation d’une collection née dans la douleur des colonisés, une section « Dénigrer l’autre » montre Le Gouverneur général et Madame Renard à M’Pila en Afrique équatoriale française (1938) de Louis Jean Beaupuy dont le cartel précise qu’il « véhicule une vision réductrice de ces hommes et femmes colonisés ». En effet, l’épouse du gouverneur, souriante, s’adresse sous le regard attendri de son mari à la population de M’Pila, également souriante… Une version plutôt empathique du thème classique des rapports entre dominants et dominés, que l’on retrouve dans Louis XVI distribuant des aumônes aux pauvres de Versailles pendant l’hiver de 1788 par Louis Hersent. Magnifique leçon : soucieux d’apparaître comme politiquement correct, le texte du cartel montre à quel point toute image ne représente que ce que l’on veut bien y voir.

informations

« Peintures des lointains, »

jusqu’au 6 janvier 2019, Musée du quai Branly-Jacques Chirac, 37, quai Branly, 75007 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°495 du 16 février 2018, avec le titre suivant : Au temps des colonies

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