Art contemporain

Rencontre

Un utopiste nommé Barthélémy Toguo

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 9 avril 2021 - 1193 mots

PARIS

Son œuvre oscille entre la dénonciation de la violence et des dysfonctionnements du monde, et l’exaltation de la symbiose entre les hommes, les végétaux et les animaux. Rencontre avec un nomade en prise directe avec l’actualité mondiale.

Barthélémy Toguo dans son atelier. © Galerie Lelong & Co. et Bandjoun Station, 2016
Barthélémy Toguo dans son atelier.
© Galerie Lelong & Co. et Bandjoun Station, 2016

Paris. Une giboulée en chasse une autre. Le ciel est bas et gris en cette mi-mars. Une lumière pâle et froide inonde l’atelier suspendu au cinquième étage d’un immeuble populaire du XXe arrondissement de Paris. Au centre de la pièce trône une demi-douzaine de vases de grande taille. Des poissons rouges, grenouilles orange, chevaux marron, peints en Chine, à Jingdezhen, la capitale mondiale de la porcelaine, dansent sur les céramiques. Sur les cimaises de l’atelier, une toile récente de grand format et de facture néo-classique, reproduit une scène, photographiée au printemps 2011, qui a fait le tour du monde. Le président Obama, la tête rentrée dans les épaules, est entouré de son Conseil de sécurité nationale réuni dans la situation room, une salle de crise située au sous-sol de la Maison-Blanche. Tous fixent un écran, hypnotisés par la scène qui se déroule sous leurs yeux. Le président américain vient de prendre la décision de faire exécuter Ben Laden, réfugié au Pakistan. 

Animaux masqués
Au milieu de la pièce, deux grandes valises attendent le signal du départ. Éternel nomade, Barthélémy Toguo, trapu, vêtu d’un sarouel mauve et d’une vareuse à fines rayures bleues et blanches, vient tout juste d’arriver du Cameroun. Dans deux jours, il repartira pour Genève où il est invité à contribuer à un parc de sculptures. À l’automne 2020, il a passé trois mois en résidence à l’atelier Calder, dans la campagne tourangelle. S’inspirant de la nouvelle satirique de Balzac « Voyage d’un lion d’Afrique à Paris », il a réalisé une série de dessins et de peintures au style « toguolien » figurant des animaux masqués. « Je continue à travailler tous les médiums : sculptures, peintures, aquarelles, installations, performances. Je cherche celui qui me permettra d’exprimer au mieux ma pensée », lance-t-il en cherchant ses mots et en les accompagnant de gestes de ses deux mains. Il dévoile, l’une après l’autre, des estampes que vient de lui envoyer sa galerie parisienne afin qu’il les signe. L’une figure des têtes humaines flottant dans l’espace, reliées les unes aux autres par des filaments. Une autre, inspirée de « Strange fruit », un poème d’Abel Meeropol dénonçant les lynchages d’Afro-Américains popularisé par Billie Holiday, figure des têtes coupées accrochées à des branches d’arbre. 

Né en 1967, au Cameroun près de Yaoundé, d’un père chauffeur et d’une mère vendeuse d’ustensiles de cuisine sur les marchés, Barthélémy Toguo décide à l’âge de 21 ans, fasciné par Titien, Goya, Rembrandt, Ingres et Rubens, de devenir artiste pour « faire rêver les gens ». Après des études aux Beaux-Arts d’Abidjan, à l’École supérieure d’art de Grenoble, puis à la Kunstakademie de Dusseldörf, il est repéré et débute son ascension, en 2000 lors de la Biennale de Lyon, avant d’exposer en 2004 au Palais de Tokyo, puis en 2005 au Centre Pompidou (« Africa Remix, l’art contemporain d’un continent »). « Le discours sur l’esthétique relationnelle, alors prépondérant, avait occulté toute une part de la création. J’étais convaincu, de mon côté, qu’aucune forme d’art n’était dépassée. Je suis parvenu assez rapidement à trouver ma place dans le monde de l’art », explique-t-il. En 2010, il est accueilli par la galerie Lelong & Cie. « Il a pris possession avec une remarquable aisance de notre espace de la rue de Téhéran, où s’étaient succédé depuis 1945 Matisse, Calder, Giacometti, Miró, Bacon, Hockney et tant d’autres », pointe Jean Frémon, le PDG de la galerie.
Barthélémy Toguo partage aujourd’hui sa vie entre Bandjoun Station, son centre d’art-musée-atelier de création, et Paris. Tout en multipliant les déplacements à travers la planète de manière hectique.

Endurant et pugnace
Thomas Sankara, Nelson Mandela et le Mahatma Gandhi sont ses héros. Jeune, il dévorait les livres d’Aimé Césaire et de Frantz Fanon sur la question noire. Pour Barthélémy Toguo, « l’art n’est pas une réjouissance solitaire, mais un moyen d’émouvoir le plus grand nombre en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes », aime-t-il répéter en citant le discours prononcé par Albert Camus, en 1957, lors de la réception de son prix Nobel de littérature. Une de ses premières œuvres « Transit(s) » (1996) dénonce les discriminations subies par les personnes de couleur lors des passages des frontières, dans les aéroports et les gares. Il fabrique, pour l’occasion, de lourds tampons surdimensionnés sur lesquels il imprime des messages dénonçant les paradoxes d’une société qui favorise la circulation des marchandises tout en entravant celle des personnes. En 2001, à New York pendant l’exposition « Political ecology », il lessive à grandes eaux, lors d’une performance, un drapeau américain pour dénoncer le refus par les États-Unis de signer les accords de Kyoto. En 2013, il entame une série d’œuvres sur la mémoire orale de l’esclavage figurant, sous la forme de portraits, des descendants d’anciens esclaves, de façon à lire sur ces visages l’histoire de leur lointain et douloureux passé. « C’est un homme qui tient tête à l’époque. Il n’est pas le seul aujourd’hui, mais il est l’un des plus endurants et pugnaces », précise le critique d’art Philippe Dagen qui signe le texte de sa monographie qui vient de paraître aux éditions Skira.

Corps mutilés, membres percés de clous, têtes de diable, bouches vomissant, scènes de destruction ou de dévastation, animaux étranges. Ses œuvres, critiques et subversives, mêlent les imaginaires africains et occidentaux. Elles évoquent les drames de la vie, les dysfonctionnements du monde, la dimension tragique de l’histoire, la fragilité et la vulnérabilité des hommes. « Sa fantasmagorie rappelle celle de Jérôme Bosch », souligne la commissaire d’exposition Katarine Welsh. D’autres œuvres expriment, à l’opposé, une forme de célébration de la vie, du corps et de la nature omniprésente dans son œuvre. 

En 2008, il a réalisé son rêve. Créer sur ses terres, à Bandjoun, un village situé dans la région des hauts plateaux de l’ouest du Cameroun, en plein pays Bamiléké, berceau de ses parents, un projet artistique, culturel et agricole. « Aujourd’hui, la plupart des œuvres de l’art classique africain se trouvent en Occident. Il en va de même pour l’art contemporain. Une des raisons de cette désertion est l’absence ou les carences de la politique culturelle à l’œuvre en Afrique. Il fallait donc créer un lieu pour accueillir et montrer ces œuvres. » Sa collection, forte de plus de 1 000 pièces, est ouverte sur le monde « sans frontières, ni barrières ». La fondation accueille aussi des poètes, des cinéastes, des danseurs, des musiciens, des chanteurs et des chercheurs. Bandjoun Station, c’est aussi un projet agricole visant à l’autosuffisance alimentaire en produisant sur place, sans intrants ni pesticides, du manioc, du maïs, des haricots blancs, de l’arachide, du café et des bananes. « Je crois aux utopies. Il faut les afficher et les revendiquer en y croyant. Sans utopie, il n’y a pas de perspective possible », martèle-t-il.

PARCOURS

1967 
Naissance à M’Balmayo au sud de Yaoundé (Cameroun)

 

1989 - 1993 
Suit les cours de l’École supérieure d’art de Grenoble


2000
Expose à la Biennale de Lyon « Partages d’exotisme »


2008
Inauguration de Bandjoun Station, son centre culturel doublé d’un projet agricole


2021
Exposition « Désir d’humanité. Les univers de Barthélémy Toguo » au Musée du quai Branly-Jacques Chirac

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°564 du 2 avril 2021, avec le titre suivant : Un utopiste nommé  Barthélémy Toguo

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