Graphisme

ENTRETIEN

M/M, graphistes : « La typographie est le plus petit container d’idéologie »

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 7 novembre 2020 - 2010 mots

PARIS

Fondé en 1992 par Michael Amzalag (52 ans) et Mathias Augustyniak (53 ans), le duo M/M (Paris) est devenu, en moins de trente ans, l’un des studios de graphisme les plus réputés de la planète, œuvrant pour la mode (Yamamoto, Prada, Loewe…), la musique (Björk, Benjamin Biolay, Lou Doillon…), l’art contemporain (Sarah Morris, François Curlet, Philippe Parreno, Dakis Joannou…), la photographie (Inez van Lamsweerde & Vinoodh Matadin…), le théâtre (Éric Vigner, Arthur Nauzyciel…) ou la presse (Vogue, Interview…).

Michel Amzalag et Mathias Augustyniak forment le duo M/M. © Charles Duprat
Michel Amzalag et Mathias Augustyniak forment le duo M/M.
© Charles Duprat

Rencontre à l’occasion de la parution, en octobre, du deuxième tome de leur monographie M to M of M/M (Paris), aux éditions Thames & Hudson, et d’une double exposition intitulée « D’un M/Musée à l’autre », déployée aux Musées des arts décoratifs et d’Orsay, à Paris, jusqu’au 10 janvier 2021.

Comment s’est passé le confinement dû à la pandémie ?

Mathias : Nous sommes restés à Paris et, plutôt que de tout arrêter, nous avons préféré continuer à projeter et à rêver, ce qui a rassuré les gens avec lesquels on travaillait. Nous avons, entre autres, conçu une campagne publicitaire pour les Galeries Lafayette.

Michael : On avait un rapport aux choses très ordinaire, très terre-à-terre. En réalité, cela coïncidait avec notre postulat : on ne peut travailler que si l’on est parfaitement ancrés au réel. Le paradoxe est que nous nous sommes aperçus que nous avions finalement beaucoup moins de difficulté à créer que dans une période où tout va bien.

Outre votre première exposition en Chine, à la Power Station of Art de Shanghaï (jusqu’au 18 avril 2021), vous proposez une double présentation à Paris. Que montrez-vous ?

Michael : L’exposition chinoise n’a rien à voir avec les deux présentations parisiennes. À Shanghaï, il s’agit d’une rétrospective constituée d’affiches et d’installations géantes à l’égal de la monumentalité du lieu. C’est un vaste paysage de signes à l’image de notre univers.

À Paris, en revanche, nous avons essayé d’être le plus pédagogique possible. Il s’agit d’une vision didactique qui prend le temps de révéler des détails de notre processus de création. À Orsay par exemple, dans les magnifiques salles Art nouveau, nous montrons, sous forme d’affiches, The New Alphabet, notre dernier abécédaire.

Vous réactivez, pour l’occasion, un système de minces cimaises en bois baptisé Borderline. On dirait un trait de crayon qui tient debout tout seul…

Mathias : Dans le musée, il y a deux espaces distincts : celui des collections existantes et celui que nous venons installer provisoirement. Comment faire cohabiter ces deux mondes sans heurts ? Le dispositif Borderline permet de ne pas être trop invasif. À l’origine, l’idée était d’accrocher un poster dans le vide, sans clou, ni vis.

D’où vient votre nom ?

Mathias : Nous avons eu, au début, beaucoup de mal à nous nommer. Nous ne voulions pas de deux patronymes accolés, comme Gilbert & Georges ou Fischli & Weiss. Trouver un nom est plus facile pour un groupe de rock, mais dans le monde du design graphique, fatalement très visuel, c’est plus compliqué, car il y a un effet « signature ». Il nous fallait donc créer une troisième entité, un « monstre » qui nous représente tous les deux. Au final, nous sommes restés sur notre première intuition, M/M, les initiales de nos prénoms.

Comment travaille votre tandem ?

Mathias : Un journaliste a, un jour, trouvé cette formule : l’un est l’os, l’autre le muscle. Cela nous convient.

Michael : Nous ne nous empêchons rien. Chacun, à tout moment, peut intervenir dans le champ de l’autre et donner un coup de volant, dans un sens ou un autre.

Pour créer une image, vous citez trois notions : l’icône, l’indice et le symbole. Pouvez-vous préciser ce concept ?

Michael : C’est la définition d’une image signifiante telle que l’a formalisée Charles Sanders Peirce [sémiologue américain du XIXe siècle]. On le cite souvent comme une clé de compréhension de notre travail.

Mathias : C’est la recette de base. Pour qu’une image fonctionne, il faut qu’elle réunisse ces trois types de signes, ces trois « textures ».

Vous concevez beaucoup d’alphabets ou polices de caractères. Dans quel but ?

Mathias : Pour qu’un monde existe, il faut qu’il y ait un langage. Le langage permet l’échange, d’où cette nécessité de créer des typographies. La chanteuse Björk, par exemple, est une transformiste. Avant même de se pencher sur la partie musicale d’un album, elle a pris l’habitude de s’inventer un personnage. La typographie que l’on crée alors est la plus simple expression de ce personnage. Dessiner ses propres typographies, c’est un peu comme un peintre qui prépare ses propres pigments.

Michael : La typographie est le plus petit container d’idéologie. Quoique certains s’escriment encore à la cantonner dans un rôle uniquement esthétique, une typographie véhicule toujours du sens. En presque trente ans d’existence, nous en avons dessiné plus de 100. Nous les avons récemment confiées à l’historien anglais Paul McNeil [auteur de la somme The Visual History of Type], en vue d’un livre à paraître en 2021.

Vous parlez souvent de « littérature visuelle ». Qu’évoque ce terme ?

Mathias : Je pense, par exemple, aux Calligrammes d’Apollinaire et à leur innovation formelle. Ce qui nous intéresse dans la typographie, c’est la manière dont elle peut exprimer et accompagner le sens, rendre plus « audible », introduire un rapport plus naturel qui facilitera la lisibilité. Nous aimons beaucoup les stations du métro parisien d’Hector Guimard. On les reconnaît sans même lire dessus « Métropolitain ». Elles sont, à elles seules, devenues des signes.

Entre un écran de smartphone et une affiche grand format, comment gérez-vous l’échelle d’une image ?

Michael : Le rapport à l’échelle est permanent ; l’image doit pouvoir être agrandie ou réduite sans perdre sa qualité. Il s’agit toujours d’investir ces deux extrêmes, le petit ou le très grand, afin que quelque chose suscite l’œil et y subsiste.

Votre langage visuel se délecte de la complexité. Vous semblez même avoir une inclination pour la sur-saturation…

Mathias : Si l’on aime explorer la complexité, ce n’est pas pour faire des arabesques, mais pour essayer de recréer la complexité du monde dans lequel on vit. Il faut que l’illusion soit possible. Mais nous prônons aussi une économie de signes. Or, pour aboutir à cette économie, il faut forcément passer par une densité. Prenez le graphiste néerlandais Wim Crouwel. On dit de lui qu’il est minimaliste, mais, pour arriver à une telle concision, il passe par une somme de recherches énorme. Il en est de même avec la production de l’Allemand Dieter Rams [designer-vedette de la firme Braun des années 1960 à 1990]. Pour arriver à faire entrer tout un réveil dans un parallélépipède minimal, le travail est monumental. Nous œuvrons, nous aussi, pour aboutir, au final, à une lecture simple et très calme.

Le Théâtre de Lorient a, pour vous, été un laboratoire d’expérimentation qui a duré 20 ans, entre 1996 et 2016…

Michael : Ce n’était pas gagné d’avance. Quels que soient les signes, il y a une forme de responsabilité dans l’image produite. Au départ, ce fut comme le souffle d’une explosion. Notre volonté était de documenter la réalité, d’observer le monde qui nous entourait, afin d’y insérer de façon efficace des signes, un système qui affectait le réel. Nos images étaient très expressives. D’abord, il y a eu un peu d’incompréhension. Puis, peu à peu, cela a pris corps. Les gens allaient récupérer les affiches chez les commerçants, celles-ci étaient analysées dans les écoles d’art alentour. Un vrai paysage a été écrit, qui plus est dans la durée.

Parfois, cette sur-saturation peut troubler. En 2006, l’identité visuelle que vous aviez conçue pour l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad), à Paris, où vous étiez jadis étudiants, a dû être retirée. Pourquoi ?

Mathias : Ce n’était pas une identité « transparente ». Nous avions proposé une sorte de « boîte à outils » qui interrogeait la forme, le décor… Cette identité expérimentale était, certes, un peu extrême. Ni le corps enseignant, ni l’administration ne l’ont comprise. Ils ont fait grève et notre proposition a été retirée. Ce fut difficile pour nous. Un gâchis…

Pour dessiner la pochette d’un album du groupe Les Garçons Bouchers, au lieu d’aller chercher l’inspiration dans une librairie gourmande, vous allez directement dans une… boucherie. La réalité du quotidien est-elle une source d’inspiration ?

Mathias : Oui, le quotidien fait partie de notre pratique. Au moment où l’on a appris le graphisme à l’Ensad, à la fin des années 1980, il y avait, côté enseignants, deux camps : soit vous étiez « Grapus » [un collectif de graphistes actif entre 1970 et 1990 qui prônait un « graphisme d’utilité publique »], soit vous étiez « Suisse fonctionnaliste ». Ils étaient aux antipodes, néanmoins ils ont, l’un et l’autre et pendant très longtemps, créé le paysage du signe en France. Tout les opposait, sauf une haine partagée de ce qui existait auparavant. Il y avait beaucoup d’arrogance à dire que tout était nul, à commencer par la publicité. Or, nous, nous voulions regarder de quoi le quotidien était fait. Nous avons été influencés par ce paysage populaire qui était rejeté.

Michael : Nous étions sensibles, par exemple, au graphisme français du début du siècle aux années 1960. On a été parmi les premiers à regarder le travail de Roger Excoffon [créateur de caractères typographiques des années 1950 et 1960] ou les réalisations de la fonderie Deberny & Peignot. Il y avait du raffinement dans ces créations.

La photographie fait intrinsèquement partie de vos recherches…

Mathias : Nous travaillons beaucoup avec des photographes. Mais nous photographions aussi beaucoup nous-mêmes. Ces photos sont prises sans raison particulière, mais elles constituent une banque d’images. C’est dans ce corpus, par exemple, que nous puisons pour réaliser les affiches de la Fiac.

Vous portez une attention accrue à l’archivage. Pourquoi ?

Michael : Nous prêtons une grande attention à nos archives. Tous nos travaux, depuis le début, ont été numérisés. Il est important pour nous que ces archives numériques soient disponibles en un clic, à tout moment et où que nous soyons. Ici, nous conservons pas loin de 15 000 affiches et disposons d’un autre lieu de stockage près de l’agence.

Mathias : Le rapport à l’archive a toujours été très présent dans notre travail. Ce corpus de données est primordial. Nous avons ainsi un rapport plus actif avec nos différents projets. C’est aussi une façon, à chaque fois, de redéfinir ce que l’on est.

L’accumulation facilite aussi le recyclage…

Mathias : S’il nous arrive, parfois, de « réutiliser » d’anciennes créations, ce n’est ni par fatigue, ni par manque d’inspiration, ni par lâcheté. Nous avons toujours pensé que quelque chose qui avait été efficace à un moment donné pouvait l’être à un autre moment.

Michael : Dans le réemploi, il y a aussi, en filigrane, l’idée que nous créons un signe qui, d’une manière ou d’une autre, survit.

Mathias : Prenez, par exemple, ce personnage que nous avons surnommé L’Agent. Il est né à la suite d’un projet avorté pour la filiale française du Sony Laboratory. Il réunit un peu de nous deux et nous accompagne depuis une vingtaine d’années. Il est devenu comme un avatar.

Vous avez participé à la décoration du restaurant Thoumieux, à Paris. Comment passe-t-on de la 2D à la 3D ?

Mathias : En réalité, nous avions, à l’origine, été contactés pour concevoir uniquement l’identité visuelle. Or, au cours du chantier, le chef, Jean-François Piège, nous a demandé quelques missions supplémentaires. Nous avons dessiné des miroirs, une poignée de porte ou un lustre. Notre intervention se résume à une « auto-lecture » du travail du chef. Piège affectionne la cuisine traditionnelle et, par moment, il la tord à sa manière. Cette même approche nous a guidés. Nous sommes partis des signes traditionnels qui définissent une brasserie parisienne et nous les avons « tordus » à notre façon, comme cette chaise bistrot style Thonet, dont le dossier a été exagérément déformé.

Comment se porte le graphisme en France ?

M/M : Euh, nous ne savons pas. D’ailleurs, nous ne sommes même pas adhérents à la section française de l’Alliance graphique internationale (AGI). Des amis japonais nous ont inscrits d’office dans leur section nationale. Nous sommes donc des graphistes… nippons.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°554 du 30 octobre 2020, avec le titre suivant : M/M, graphistes : « La typographie est le plus petit container d’idéologie »

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