Marcel Brient

collectionneur

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 14 février 2008 - 1547 mots

Pendant trente ans, Marcel Brient a constitué dans l’ombre des projecteurs,
l’une des plus grandes collections d’art contemporain en France. Portrait d’un écorché vif.

Pour dresser un portrait de Marcel Brient, il faut accepter ses règles du jeu, dépasser ses dérobades et ses paradoxes, son mélange déconcertant de franchise et de mauvaise foi, sa manière violente de souffler le chaud et le froid ou sa paranoïa. Qu’il soit breton – « les Bretons sont irrationnels », dira-t-il –, habitué à une mer changeante, n’étonne guère. « Il est entier, et il faut l’accepter tel quel, avec ses bons côtés et ceux auxquels on n’est pas habitué, car on est bourré de conventions, affirme son ancienne assistante, Marion Dana. Il est sincère. Ce qu’il déteste, c’est l’hypocrisie et les cachotteries. » D’après l’ancienne galeriste Jennifer Flay, « il teste les gens, a besoin d’être sûr, et parfois peut les pousser dans leurs retranchements pour voir leur étoffe ». Une fois l’épreuve de feu passée, l’homme n’en reste pas moins sur ses gardes, inquiet de tout malentendu qu’il ne cesse pourtant d’entretenir par son goût de l’ellipse.

« Il achète “contre” »
Hormis le petit milieu de l’art, peu de gens savent que cet homme, qui possède quelque deux mille œuvres et deux cents pièces de design, est l’un des meilleurs collectionneurs français. Car ce grand « intranquille » a vécu plus de quarante ans dans l’ombre d’un maître, Louis Clayeux, directeur de la galerie Maeght, à Paris, de 1948 à 1965. Portant encore le deuil de l’être aimé, décédé l’été dernier, Brient réclame aujourd’hui sa part de reconnaissance avec la dispersion de quatre tableaux de Zhang Xiaogang et Yue Minjun le 27 février chez Sotheby’s à Londres. Cette vente aurait pu rester anonyme, de même que les autres transactions négociées dans le passé. Bien que campé sur sa marginalité, le collectionneur a voulu que son regard visionnaire lui soit enfin rendu. L’événement peut aussi se percevoir comme un bras d’honneur envers les institutions. Notamment le Centre Pompidou, qui, en 2003 lors de l’exposition « Alors, la Chine ? », a omis de présenter Zhang Xiaogang ou Yue Minjun, sacralisés aujourd’hui par le marché. Difficile enfin de ne pas deviner une pichenette envers François Pinault, un collectionneur que Marcel Brient respecte profondément, mais qui ne s’est rendu en Chine qu’en décembre 2007, après avoir longtemps boudé l’art chinois. « Brient sait que l’œuvre qui passe entre ses mains prend de la valeur, par le seul fait qu’il ait mis le doigt dessus. Il sait que là, il peut dépasser Pinault, confirme un fin observateur. Il veut qu’on le reconnaisse “contre”. Quand lui l’a fait, d’autres ne l’ont pas fait. Il achète d’ailleurs toujours “contre”. »
Que faisait ce fils d’un tailleur de pierre de l’Île Grande (Côtes-d’Armor) avant sa rencontre à Paris en 1964 avec Louis Clayeux, place Denfert-Rochereau ? « J’étais un pêcheur de bigorneaux. » Plus précisément, ce garçon élevé à la dure, arrivé comme ouvrier à Paris en 1961, suivait des cours du soir en métrologie physique. Clayeux déniaisera son regard en le conduisant notamment dans l’atelier d’Alberto Giacometti.
« L’atelier était sale, plein de plâtre et de suie, relate Brient. Je pensais que c’était du chiqué, voué à rien, l’expression de rien. J’ai mis trente ans à avoir un regard. » Le marchand Karl Flinker lui soumettra une gouache de Jean Hélion. Son confrère Jean Fournier lui emboîtera le pas avec un pastel de Joan Mitchell. « Clayeux m’a toujours dissuadé d’acheter », confie Brient en parlant de sa collection comme d’un « fruit défendu ». « J’ai fait mon chemin en parallèle, discrètement. C’était dans l’ordre des choses, la hiérarchie du maître et de l’élève. » Et en trente ans, l’élève a fait du chemin, en anticipant toujours. Il fut parmi les premiers à acheter Jeff Koons, Franz West, John Currin, Mike Kelley, Rudolf Stingel, Takashi Murakami ou Felix Gonzalez-Torres – dont il possède sept œuvres –, mais aussi Georg Baselitz, Jörg Immendorf, Sigmar Polke, Kara Walker... La liste laisse pantois ! Aujourd’hui, il regarde Nate Lowman, Anthony Burdin, Kader Attia – dont il a acquis Ghost –, ou encore Sterling Ruby. Il ne vit toutefois entouré que d’une gravure de Sam Francis et des classeurs contenant les photographies de ses pièces.

Voyageur immobile
« Il a une folie douce, un rapport romantique aux œuvres. Ce n’est pas une démarche financière. Il ressent l’œuvre dans ses tripes », observe le courtier Philippe Ségalot. Intuitif et libre-penseur, Marcel Brient est aussi raisonné et informé.
« Il est mallarméen dans ses choix, remarque Catherine Thieck, directrice de la New Galerie de France [lire p. 27]. Il se concentre pour choisir, et, dans son esprit, une machine commence à s’emballer. Il sent ce jour-là, à ce moment-là, au plus fort de lui-même, quel tableau choisir. » Voyageur immobile, Brient s’informe grâce à un réseau de truffiers, parmi lesquels Philippe Ségalot et l’ancienne conservatrice du Musée national d’art moderne, Alison Gingeras. « Je lis, j’écoute, je téléphone », dit-il, absorbant les nouveautés de manière phénoménale, avant de les situer dans une perspective historique. « Les gens qui prétendent qu’on est dépassé, qu’on ne comprend plus à 70 ans, disent n’importe quoi, s’énerve-t-il. Louis avait la capacité de voir que les choses devaient changer. Quand il a vu un lavabo de Robert Gober, il a trouvé ça fantastique. »
Cette primauté du regard trouve son corollaire dans la transmission. « Il m’a tout appris, sans être un instituteur, sans faire de cours magistral, explique Marion Dana [lire p. 27]. Il m’a guidée, m’a corrigée. C’est comme si quelqu’un vous mettait des lunettes sur les yeux. » La galeriste Suzanne Tarasiève reconnaît aussi sa dette : « Si je suis là où j’en suis, c’est grâce à lui. Il m’a poussée à quitter Barbizon pour Paris. Il m’a donné le courage d’aller jusqu’au bout. »

« Halte aux dations ! »
L’idée du passeur rebondit jusque dans sa relation avec Felix Gonzalez-Torres. « Il y avait entre eux une admiration réciproque, rappelle Jennifer Flay. Marcel faisait partie des hommes que Felix aurait choisis comme héritier, à qui il pouvait confier son œuvre. » Cette relation du type
« Montaigne-La Boétie » se ressent dans les propos de Brient : « Chez Gonzales-Torres, tout est synthétique, la vie, la mort, l’alternative de la réapparition et de la communion avec les autres. Gonzalez-Torres, c’est moi, comme un juif pourrait probablement dire ça de Chagall. » En 2000 il mettra en vente chez Christie’s un rideau de perles acheté chez Jennifer Flay pour 60 000 francs. « Pour Marcel, c’était comme une mission, souligne Philippe Ségalot. Gonzalez-Torres était reconnu par les musées, mais pas par le marché. Marcel a voulu associer son nom à cette reconnaissance-là. » Aussi regrette-t-il que le Fonds national d’art contemporain, dont il a fait partie de la commission d’achat, ait refusé America America, une guirlande de vingt-quatre ampoules de Gonzalez-Torres. Il n’a d’ailleurs de cesse de rabrouer le conformisme des conservateurs. « Ils sont payés pour aller de l’avant, et ils ne le font pas, peste-t-il. Je ne comprends pas pourquoi je ne suis pas plus en concurrence avec eux lorsque j’achète des œuvres. Il faut dire halte aux dations, aux donations ! Le patrimoine doit être constitué à 90 % par des gens dont c’est le métier. »

Nouvelle collection
Aujourd’hui, Marcel Brient prétend qu’après la vente chez Sotheby’s il tirera le rideau. Pas sûr, puisqu’il a commencé à constituer une collection de cent œuvres des plus intéressantes, avec pour socle Lampadina, de Mario Merz, et un autoportrait de Neo Rausch. « Je veux exercer de façon plus exigeante, rigoureuse, puisque c’est la fin », explique-t-il. La fin ? Ne rêvait-il pas de créer un espace à Montreuil-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) ? Il y avait acheté en 2001 une vieille matelasserie de 1 200 m2, mitoyenne d’un foyer de Maliens, pour le transformer en centre d’art. « Je me dis qu’un petit Arabe peut voir sa vie changer en ayant un déclic par exemple pour Neo Rauch. C’est une question de rencontre », nous avait-il confié l’an dernier (lire le JdA no 253, 16 fév. 2007, p. 3). Mais des problèmes surgissent aux niveaux des fondations ; quand les murs commencent à se lézarder, il ferme le chantier. Cette histoire absurde aura raison du rêve, malgré des distributions de tracts devant la Rue de Valois et le soutien de la presse. En désespoir de cause, il se reportera sur un autre espace, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Cependant la mort de Clayeux, auquel ce lieu devait être dédié, semble avoir anéanti tout désir. « Je voulais lui murmurer au creux de l’oreille, enfin, ce lieu est là », rappelle le collectionneur sans masquer son amertume. Alors qu’il parle à l’envi de « patrimoine » et de « transmission », Marcel Brient reste secret sur le devenir de ses œuvres. « J’ai la mémoire de quelqu’un à honorer. Je le ferai », répond-il, elliptique comme toujours.

Marcel Brient en dates

1940 : Naissance à l’Île Grande (Côtes-d’Armor).
1964 : Rencontre avec Louis Clayeux.
2000 : Vente d’une pièce de Felix Gonzalez-Torres.
2001 : Achète un espace à Montreuil-sous-Bois pour y présenter sa collection.
2008 : Vente de quatre tableaux chinois le 27 février chez Sotheby’s à Londres.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°275 du 15 février 2008, avec le titre suivant : Marcel Brient

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