L’abstraction serait née un soir, entre chien et loup, chez Kandinsky… Un mythe aujourd’hui battu en brèche pour rendre à la disparition de la figuration toute sa complexité.
Avant tout, il faut s’accorder sur le sens du mot abstraction. Cette appellation, qui fait autorité de nos jours, n’est qu’une des différentes dénominations employées par les critiques dans les premières décennies du XXe siècle. Non-figuration, art pur, art objectif, abstraction lyrique, biomorphisme… : la liste est longue, à laquelle il faudrait encore ajouter les néologismes inventés par les artistes : le suprématisme de Malevitch, le néoplasticisme de Mondrian ou l’Art concret de Théo van Doesburg. Question de termes, sans doute, mais aussi de style et d’intention des différents créateurs, qui suggérerait avant tout que l’abstraction se décline au pluriel.
Cependant, la définition la plus courante de l’abstraction revient toujours sur l’exclusion des formes naturelles de l’œuvre. Les artistes abandonnent délibérément toute référence au monde objectif ; désormais, la valeur esthétique de leurs travaux réside uniquement dans les rapports entre les formes et les couleurs. Autrement dit, les créateurs cherchent un nouveau langage universel, qui ne vise ni l’imitation ni l’illusion et qui s’adresserait au spectateur sans aucune médiation, en quelque sorte un espéranto pictural. Pour autant, les artistes sont conscients du risque d’être incompris et rejetés par le public et les critiques. Au fur et à mesure que la toile devient « illisible », qu’une « surface plane recouverte de couleurs » devient une page blanche, elle ne se suffit plus à elle-même.
Face à la difficulté que cette rupture impose à nos habitudes visuelles, il a fallu inventer a posteriori un récit à l’aide des anecdotes et des mythes dont l’histoire de l’art est friande. « Le mythe est là pour servir de trait d’union entre […] l’incompréhensible et le quotidien, le magique et l’ordinaire », écrivent Sven Ortoli et Nicolas Witkowski [La Baignoire d’Archimède. Petite mythologie de la science, Seuil, 1991]. Ceci est d’autant plus aisé que les artistes eux-mêmes contribuent volontiers à la légende dorée de la non-figuration par des fables d’origine, des récits impressionnants qui prennent les allures d’une illumination soudaine, d’un événement inattendu, bref d’une source d’inspiration quasi mystique. La révélation est condensée dans un temps court, dans une action brève, dans une métaphore imagée qui, avec fulgurance, résume une théorie complexe. Il semble ainsi que renoncer à l’art figuratif fut un choix si radical qu’on dut l’escorter d’étranges spéculations métaphysiques pour justifier cette stupéfiante disparition du sujet.
C’est à Kandinsky (1866-1944), considéré comme le « père » de la non-figuration, que l’on doit l’épisode le plus déterminant de cette mythologie où le peintre se présente comme le témoin d’une réalité nouvelle. L’histoire est connue : à l’heure du crépuscule, le peintre découvre dans son atelier un tableau d’une beauté indescriptible. S’approchant de l’œuvre sur laquelle il ne voit que des formes et des couleurs, il se rend compte qu’il s’agit d’une de ses toiles, appuyée au mur sur le côté. Suit une déclaration, sous forme de quasi-manifeste « Maintenant j’étais fixé, l’objet nuisait à mes tableaux » [Regards sur le passé, Hermann, 1974]. Étrange coïncidence, le peintre, comme Narcisse, ne reconnaît pas son œuvre picturale, autrement dit la « trace » intime de sa personnalité. Quoi qu’il en soit, en présentant souvent ce récit comme celui du tableau à l’envers, alors qu’il est simplement « appuyé au mur sur le côté », selon Kandinsky, l’histoire de l’art se permet un déplacement du déplacement initial. Ceci pourrait sembler anecdotique si cette légère entorse à la vérité ne correspondait pas aussi à l’image qu’on se fait de l’abstraction, celle d’un renversement total des formes de la représentation picturale.
On ne trouve pas de récit d’origine autour d’un événement fondateur semblable dans l’univers réduit au strict minimalisme de Malevitch (1879-1935). Avec lui, c’est son œuvre emblématique, Carré noir sur blanc (1915), trônant à la Galerie Tretiakov à Moscou, qui joue ce rôle. « Le Carré noir n’est pas une blague, ni un challenge ou une étape hasardeuse… C’est le désir de mener tout vers la destruction », affirme l’influent critique Alexandre Benois. Ce simple quadrilatère austère sur fond blanc, qui semble surgir comme un météore, a eu immédiatement l’impact d’une bombe artistique. Bombe à retardement, car son effet sur le spectateur ne s’est pas dissipé depuis.
Mais cette vision mythique, d’une œuvre apparue de nulle part, ne tient pas face à l’examen précis des faits historiques. Il suffit de voir les préparations secrètes de Malevitch pour l’exposition « 0.10 », riche d’une quarantaine d’œuvres non figuratives, dont le Carré noir sur blanc fait partie intégrante, pour comprendre que l’artiste met soigneusement en scène son nouveau système du « monde sans objets » : le suprématisme. L’attitude du peintre russe, qui s’isole dans son atelier durant tout l’été 1915 afin de garder l’effet de surprise, reste significative quant à l’importance de la concurrence qui régnait alors dans la « course à l’avant-garde ». Il faut encore reprendre les mots de Malevitch quand il affirme : « C’est le premier pas de la création pure en art. Avant elle, il y avait des laideurs naïves et des copies de la nature […] Je me suis transfiguré dans le zéro des formes et suis allé au-delà du zéro vers la création, c’est-à-dire vers le suprématisme… » Déclaration teintée, il faut l’avouer, d’accents mégalo-mystiques, mais un discours partagé par la plupart des artistes d’avant-garde qui se présentent souvent, à travers leurs écrits ou à travers des événements marquants, comme des prophètes qui ouvrent une nouvelle voie mettant en cause l’ancienne tradition.
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L’art abstrait démystifié
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°740 du 1 janvier 2021, avec le titre suivant : L’art abstrait démystifié