Histoire de l'art

Révisons l’histoire de l’art

1880-1920 : la sculpture mondiale déconfinée

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 22 décembre 2020 - 1305 mots

Il aura fallu du temps pour que l’on considère les développements internationaux et pour contester une vision trop francocentrée d’un médium mâtiné de mille influences.

« Académique », « monumentale », « officielle », « pesante », « encombrante » : les épithètes réservées à la sculpture discréditèrent longtemps ses spécificités, comme pour insister symétriquement sur les privilèges de la peinture, cet art noble, cette cosa mentale réjouissant l’esprit et élevant le regardeur vers des plaisirs éthérés. Charles Baudelaire, dans son compte rendu du Salon de 1846, intitulé sans ambages Pourquoi la sculpture est ennuyeuse, ne vitupérait-il pas en ces termes : « La sculpture a plusieurs inconvénients qui sont la conséquence nécessaire de ses moyens. Brutale et positive comme la nature, elle est en même temps vague et insaisissable, parce qu’elle montre trop de faces à la fois […]. Il arrive souvent, ce qui est humiliant pour l’artiste, qu’un hasard de lumière, un effet de lampe, découvrent une beauté qui n’est pas celle à laquelle il avait songé » ?

Mémorable millésime

Ce durable anathème mérita d’opiniâtres études pour qu’enfin la sculpture fût observée, approchée, puis admirée. À cet égard, l’année 1986 est un millésime de choix : commencée au printemps, une exposition sise aux Galeries nationales du Grand Palais révélait avec une ambition jamais égalée « La sculpture française au XIXe siècle », tandis que, close à l’automne, une seconde exposition, intitulée hardiment « Qu’est-ce que la sculpture moderne ? », poursuivait cette épiphanie au Centre Pompidou. Quasi introuvables, les deux catalogues afférents sont devenus des bibles, tant ils marquèrent un avènement historiographique dans la redécouverte de ce médium que d’aucuns cantonnaient jusqu’alors aux seuls noms de Rude, Rodin, Bourdelle et Maillol, à une généalogie hexagonale éclipsant les marges, les confins et les apports exogamiques. Outre la consacration de l’extraordinaire inventivité plastique des sculpteurs, ces expositions assignaient des artistes oubliés comme Medardo Rosso, Bernhard Hoetger, Jacob Epstein, Elie Nadelman, Claes Oldenburg ou Isamu Noguchi, qui permettaient de désenclaver le médium et d’ouvrir la voie à des études plus spécifiques.

Élargissement rodinien

L’internationalisation de la sculpture est ancienne : il suffit de mentionner les noms prestigieux de Bertel Thorvaldsen, d’Antonio Canova ou de Gottfried Schadow pour mesurer combien le néoclassicisme contamina l’Europe entière, quoique sous des formes hétérogènes, à tel point qu’il constitue l’une des premières tendances d’ampleur internationale. Cette scène multifocale, éclatée en différents centres culturels, laissa bientôt place à l’hégémonie parisienne, à la polarisation de la création mondiale par une Ville Lumière avide en ombres et en éclats, étouffant des carrières et construisant d’inoubliables figures du génie, ainsi d’Auguste Rodin précipitant comme à lui seul la sculpture vers une modernité échevelée – rupture avec la tradition, esthétique du fragment et de l’assemblage, recherches autour du socle. Mais le maître de Meudon n’était pas seul, ce que prouvent les récentes études rodiniennes, soucieuses de révéler les rapports qu’il entretint avec ses contemporains, notamment étrangers, que l’on songe au Belge Constantin Meunier, au Tchèque Josef Mařatka et au Serbe Ivan Meštrović, autant d’artistes dont les œuvres furent convoquées en 2017, lors de la rétrospec-tive Rodin du Grand Palais, parfaitement soucieuse de réévaluer l’ampleur singulière du génie.

Tropisme italien

Pays des tailleurs et des marbres, épicentre de la virtuosité, l’Italie offrit à la scène internationale de nombreux sculpteurs que de récentes expositions ont permis de sortir d’une confidentialité dommageable. Ainsi, tandis que Vincenzo Gemito, dont les sculptures réalistes contestent la stricte lignée française, eut les honneurs du Petit Palais, cette formidable machine à redécouvertes, les marbres excentriques d’Adolf Wildt, avatars angoissés du symbolisme, furent présentés à l’Orangerie en 2015.

Singulièrement, le Turinois Medardo Rosso, le seul grand rival de Rodin, et « sans aucun doute le plus grand sculpteur vivant », selon Apollinaire, n’a pas encore joui de la grande rétrospective qu’imposent ses œuvres qualifiées d’impressionnistes – bronzes exprimant la fugitivité d’une vision, cires évanescentes fixant la labilité du monde, lorsque les formes se dérobent mais demeurent incrustées dans la matière meuble du souvenir. Idole des institutions italiennes, presque absent des musées français, Rosso permet pourtant de rééquilibrer le potentat rodinien et d’approcher diversement l’ébranlement du point de vue chez Lucio Fontana ou les dissolutions formelles de Thomas Schütte et les énigmes silencieuses de George Segal. Une injustice prochainement réparée ?

« Oublier Rodin »

Tous les chemins mènent à Paris. Au seuil du XXe siècle, dans le sillage de Picasso, les Espagnols Pablo Gargallo et Manolo empruntent avec ardeur à la sculpture ibérique sa sauvagerie géométrique ; le Russe Alexander Archipenko et l’Italien Amedeo Modigliani livrent un primitivisme souverain, hanté par la synthèse et l’expression ; l’Allemand Wilhelm Lehmbruck, suivi de l’Italien Arturo Martini, réinvestissent des formes emblématiques de la grande statuaire ; le « berger des Carpates » Constantin Brancusi, qui s’éloigne de Rodin, car « rien ne pousse à l’ombre des grands arbres », simplifie les formes jusqu’à leur irréductibilité signifiante. Tous, en quelques années, livrent bataille dans le grand barnum de Paris, ville-monde qui brasse les plus grands sculpteurs de leur temps, bien décidés, pour paraphraser le titre d’une exposition majeure tenue au Musée d’Orsay en 2009, à « Oublier Rodin ».

Depuis lors, les manifestations pleuvent : le Centre Pompidou consacrait une exposition à l’Espagnol Julio González en 2007 et à l’Américain Alexander Calder en 2009, le Musée Bourdelle au Tchèque František Bílek en 2002 et au Danois Niels Hansen Jacobsen en 2020, le Musée Rodin au Britannique Henry Moore en 2011 et au Serbe Ivan Meštrović en 2012. Impensable il y a trente ans…

Promesses futures

Hier méjugée, la sculpture est désormais en majesté. Ce changement de paradigme a permis l’exhumation de nombreux sculpteurs étrangers. Mais combien sont-ils à n’être que des noms dans des notes de bas de page, que des ricochets anecdotiques dans des études ? Qui connaît en France la sculpture prométhéenne du Norvégien Gustav Vigeland, auquel est consacré à Oslo un musée ainsi qu’un gigantesque parc éponyme ? Qui connaît les songeries graphiques du Suédois Carl Milles ? Qui connaît les rêveries métaphysiques du Polonais Xawery Dunikowski, dont la précocité géométrique obligerait à réviser les chronologies dogmatiques ? Qui connaît la sculpture brésilienne ou japonaise des premières décennies du XXe siècle ? Qui peut dire que notre lecture européocentrique, bien que de moins en moins monolithique, résistera à ces immixtions majuscules ?

La sculpture des peintres

Renouer avec le talent protéiforme de Michel-Ange et de Léonard, œuvrer dans l’espace ou sur plan, œuvrer comme on bricole, toucher à tout, toucher du doigt les miracles du pigment et de la pierre. Nombre de peintres auront abordé la sculpture pour faire autrement le chemin, pour accéder diversement à la complexité du visible, ainsi que l’ont prouvé récemment quantité d’expositions et de publications : Edgar Degas, qui exacerbe son désir de voir, son avidité optique grâce à des stratagèmes illusionnistes et presque taxidermiques, ainsi de sa Petite Danseuse de 14 ans (1875-1881), semblable à un ready-made duchampien ; Gustave Moreau, qui fait de la cire la matière meuble de ses hantises ; Paul Gauguin, qui joue avec le feu et avec la terre (Oviri, 1894), qui taille dans le bois comme dans le rêve ; Auguste Renoir qui, perclus de rhumatismes, confie à Richard Guino le soin de modeler sous sa dictée d’admirables pièces (Vénus Victrix, 1914) ; Pablo Picasso, qui livre des visages prismatiques (Tête de femme, 1909) ou assemble magiquement des éléments hétérogènes – une selle et un guidon de vélo pour former une Tête de taureau (1942) ; Henri Matisse, qui s’adonne avec fièvre aux papiers découpés, qui taille dans la couleur comme un maître verrier, comme un enfant au soir de sa vie. À l’aube du siècle, qui peut se dire seulement peintre, à l’heure de l’affaissement des genres et du décloisonnement des frontières ? Qui peut s’en tenir au pinceau sans céder à l’appel du ciseau ou des ciseaux, de la taille ou de la découpe, à cette enfance de l’art qui fait mûrir les maîtres ?

Colin Lemoine

Medardo Rosso (1858-1928)
Ce sculpteur aujourd’hui oublié, que l’histoire range parmi les impressionnistes, a trouvé sa voie dans la vie quotidienne. Très important en son temps – ses thuriféraires voyaient même chez Rodin l’influence de celui-ci –, Rosso cherche à fixer l’éphémère et l’instant.
Sculpture ou statue ?
Le langage courant confond parfois les deux termes. Pourtant, la sculpture englobe un plus vaste domaine de la création, comprenant notamment les reliefs, hauts et bas, les bustes et les médailles. Le mot statue est réservé à une figure seule, isolée et complète, qui représente en entier et en ronde-bosse un être animé, humain ou animal. Seule exception : la statue équestre.
1898
Dix ans après la polémique des Bourgeois de Calais, le plâtre du Balzac de Rodin (1840-1917) fait scandale lors de son exposition. La commande échoit finalement à Falguière.
vers 1914
Modigliani (1884-1920) abandonne la sculpture, médium commencé vers 1909 après avoir rencontré Brancusi. Ses Têtes et Cariatides auront révolutionné le genre.
1926
L’Oiseau dans l’espace, chef-d’œuvre de Brancusi (1876-1957) envoyé à New York pour une exposition est arrêté par la douane qui, ne croyant pas à une œuvre d’art, lui impose une taxe.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°740 du 1 janvier 2021, avec le titre suivant : 1880-1920 : la sculpture mondiale déconfinée

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