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L'actualité vue par

Suzanne Pagé, directrice du Musée d’art moderne de la Ville de Paris

« Un musée beau, surprenant »

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 3 février 2006 - 1720 mots

PARIS

Suzanne Pagé a été directrice de l’ARC de 1973 à 1988. Depuis, elle dirige le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, qui a rouvert, après deux ans de travaux, le 2 février, avec les expositions « Pierre Bonnard » et « Pierre Huyghe ». Elle commente l’actualité

Le musée a fermé pendant deux ans. Quels travaux ont été réalisés pendant cette période ?
Le musée n’étant plus conforme aux nouvelles normes de sécurité, nous avions eu, en 1998, un avis défavorable de la préfecture sur la poursuite de ses activités, ce qui imposait des travaux. En préalable, il nous était demandé de désamianter la salle Dufy. Le désamiantage d’une œuvre d’art, de surcroît de cette ampleur (250 panneaux de 2 m par 1,20 m), qui a eu lieu au premier semestre 2002, constituait une première absolue en matière de conservation. Il fallait, à la fois, ménager le support et la couche picturale. Cette opération a nécessité une longue réflexion menée avec un collège d’experts, conservateurs, restaurateurs et spécialistes de l’amiante, et sa réalisation a été supervisée par le restaurateur David Cueco. En octobre 2003, le musée a fermé ses portes, sans que l’on sache réellement pour quelle durée, ce qui a rendu la programmation très problématique et a remis en cause plusieurs projets. Nous avons dû aussi repousser plusieurs fois les dates de l’exposition « Bonnard ». L’installation du chantier n’a pu se faire qu’en septembre 2004, pour une durée d’un an. Ces travaux de sécurité ont eu essentiellement pour objet le compartimentage des espaces, l’installation d’un système de désenfumage et d’une centrale de commande, ainsi qu’un traitement de stabilité au feu.

Comment a été raccrochée la collection ?
Les collections du musée ont une vraie personnalité, marquée par un ancrage parisien caractéristique, et des points forts. J’ai eu à cœur de renforcer ce noyau très français en l’élargissant à l’Europe, dans le cadre d’un budget malgré tout limité.
Ce sont des données privilégiées dans le nouvel accrochage, qui présente aussi électivement les acquisitions récentes. Le raccrochage s’est fait selon un principe chronologique, en insistant sur les ensembles et figures les plus marquants et les singularités. Le spectateur est introduit dans les collections par une grande projection vidéo de Francis Alÿs, marquant une sorte d’arrêt du temps, comme un sas avec le monde extérieur. Le parcours s’ouvre avec les noyaux fauves et cubistes très redevables aux donateurs (notamment Girardin et Henry-Thomas), puis se continue avec les post-cubistes, Abstraction-Création, l’école de Paris. Évidemment, on y trouve les œuvres majeures de Robert Delaunay (L’Équipe de Cardiff), de Fernand Léger (Les Disques)…, mais aussi des
figures moins connues, comme Maria Blanchard, par exemple. Une salle est consacrée à André Breton et aux acquisitions opérées lors de la fameuse vente (Picabia, Brauner, Bellmer…), récemment complétée du fait de la grande générosité d’Aube Elléouët (un ensemble exceptionnel de « cadavres exquis », une sculpture d’André Breton, des dessins d’André Masson). Un ensemble Fautrier (un achat récent d’une sculpture) est confronté à deux œuvres de Giacometti dont la Fondation a bien voulu nous accorder le dépôt, en espérant que le musée réussira à acheter un jour une pièce de cette grande figure parisienne. Suit une galerie de photos de Brassaï et Lisette Model.
À partir des années 1960, nous avons pu faire des acquisitions plus systématiques, que l’on trouvera successivement dans les salles du Nouveau Réalisme (incluant la dernière acquisition d’Yves Klein, enfin présent au musée grâce à la générosité de la famille), de Fluxus and co (avec des acquisitions de Brecht, Ben, Broodthaers, Feldmann, Lebel) à la Figuration narrative (enrichie par l’achat récent de trois Erró, etc.)… Suivent des ensembles abstraits autour de figures telles que Simon Hantaï, qui a fait une très importante donation, Martin Barré…, jusqu’à Supports-Surfaces (acquisition de Dolla et de Dezeuze). L’Arte povera, très tôt présenté au musée par l’ARC, est représenté ici par un ensemble d’œuvres (dont une installation de Paolini). On trouve ensuite un ensemble de photos d’artistes plasticiens : de Bustamante et Bublex, en passant par Ruff, Struth ou Serralongue. L’accrochage se veut à la fois informatif et sensible ; ainsi, dans la salle regroupant des peintres tels Bernard Frize, Richter, Polke, avec des sculptures de Vercruysse et Schütte. Sont présentés, enfin, des ensembles, le plus souvent récemment acquis, de Armleder à Tatiana Trouvé, de Parreno et Dominique Gonzales-Foerster à Douglas Gordon ou Olafur Eliasson, de Raymond Hains à Bertrand Lavier et Othoniel.
Au sous-sol, dans l’ancien auditorium, a été aménagée une « salle noire » qui permet de présenter les collections d’art vidéo de jeunes artistes européens, autour de trois cellules, autorisant une large programmation, tandis que la salle Boltanski a été complètement reconfigurée. Dans le même temps, la présentation de Buren dans la salle Matisse a été repensée avec lui.
Enfin, pour la réouverture du musée, j’ai demandé à quatre artistes d’intervenir dans des espaces particuliers : Claude Lévêque, Jean-Michel Alberola, Bernard Joisten, Petra Mrzyk et Jean-François Moriceau.
Nous avons voulu faire un musée à la fois beau, différent, surprenant, plein de turbulences et jouant le plus possible les tensions moderne-contemporain, atout privilégié de ce musée.

L’une des pierres angulaires du musée est constituée par l’ARC, créé par Pierre Gaudibert, qui vient de nous quitter.
C’est l’un des hommes de ma vie, si j’ose m’exprimer ainsi. J’avais une formation très classique, et n’envisageais pas d’intégrer les musées, lorsque Dominique Bozo m’a fait connaître l’existence de ce lieu qui visait à attirer un nouveau public. J’étais alors très sensibilisée par les analyses de Pierre Bourdieu et ce qu’il appelait le « complexe du seuil ». Quand j’ai mis le pied dans ce musée, sa fréquentation était de trente personnes par mois ; par contre, il s’animait furieusement au moment des biennales internationales, qui créaient une atmosphère très généreuse, électrique et ouverte. Cela correspond d’ailleurs tout à fait pour moi à ce que doit rester la scène française. Pierre Gaudibert a eu, à l’époque, un rôle déterminant, et cela s’est fait dans un contexte de très forte résistance. L’intrusion de l’ARC dans le Musée d’art moderne, par exemple, a été très violente, à tel point qu’il a fallu imposer un statut d’autonomie à cet organisme à l’intérieur même du musée. Pierre a été le premier à créer la transversalité entre les disciplines. Tout cela correspondait aussi à un moment, Mai 68.

Le musée rouvre avec l’exposition de deux artistes français, Bonnard et Huyghe. N’est-ce pas symptomatique d’un nouvel intérêt pour la scène française ?
Si l’on regarde la programmation du musée et sa collection, on peut remarquer que les artistes français y ont toujours eu une place importante, privilégiée. Prioritairement, je m’y intéresse tout naturellement. Toutefois, je ne connais pas un seul artiste qui accepterait d’être réduit à cette seule étiquette. Le faire serait suicidaire et ferait perdre aux artistes un atout considérable. L’idée d’enfermement est donc étrangère ici, comme elle l’est finalement à la culture française. Quand Richter, Polke, Douglas Gordon, Matthew Barney ou Doug Aitken viennent exposer, nous les informons de ce qui s’y passe. Seul l’échange est positif. Il serait injurieux pour eux de dire que les artistes français que nous avons montrés ont été choisis parce qu’ils étaient français.

Êtes-vous sceptique par rapport à l’exposition du Grand Palais consacrée aux artistes français qui est en train de se préparer ?
Non, « sceptique » est un mot qui ne me correspond pas du tout. Ce n’est peut-être pas la formule que j’aurais retenue. Mais si l’on arrive à une démonstration forte et probante qui rende justice à tous ces artistes, et excite et surprenne un regard étranger, ce sera formidable, bien sûr. De toute façon, je suis, quant à moi, frappée par l’audience et la reconnaissance légitimes de très nombreux artistes français sur la scène internationale, et lassée de l’inobjectivité des analyses franco-françaises.

Pierre Huyghe est justement l’un de ceux qui attirent le regard à l’étranger.
De nombreuses raisons ont imposé Pierre Huyghe pour la réouverture de l’ARC à un moment où il a acquis une remarquable maîtrise et où, encore et encore, il ne cesse de vouloir prendre des risques. Un des principes dans ce musée a toujours été de faire en sorte que les artistes fassent la meilleure exposition possible. Pierre veut vivre une aventure. Ce n’est pas de tout repos pour les organisateurs, mais c’est exactement la raison d’être d’une équipe comme la nôtre. Il a choisi un protocole en deux temps, avec un prologue « Ouverture » précédant l’exposition proprement dite.
La programmation prévoit ensuite une exposition « Dan Flavin », organisée avec la Dia Foundation et la National Gallery of Art de Washington, et, à l’ARC, des interventions de Cerith Wyn Evans, Karen Kilimnik et Dominique Gonzales-Foerster, notamment.

L’arrivée des mécènes est en train de bouleverser la vie des musées. Ainsi, l’exposition « Bonnard » est parrainée par le groupe LVMH et Christian Dior. Comment analysez-vous ces nouveaux rapports ?
Bien sûr, il serait embarrassant que les mécènes, comme les politiques, d’ailleurs, interviennent dans la programmation, et que les musées se sentent des obligations à ce niveau par rapport à eux. C’est pourquoi le modèle américain ne doit pas être envié avec trop de naïveté ici. Mais les partenaires privés sont nécessaires aujourd’hui, ne serait-ce que parce qu’ils permettent de pallier les insuffisances des budgets et les rigidités des fonctionnements. Nos financiers n’ont pas toujours conscience des nouvelles modalités d’action. Pour l’art contemporain, la grande nouveauté est qu’il faut produire les œuvres. Quand j’ai commencé, nous n’avions vraiment pas d’argent, mais aucun de ces problèmes. Nous sommes donc conduits, aujourd’hui, à faire appel à des mécènes pour équilibrer les budgets. Cependant, il est toujours plus facile de trouver un partenaire pour une exposition « historique » que pour une manifestation d’art contemporain, ces dernières coûtant pourtant de plus en plus cher à organiser, alors que les retombées médiatiques et la fréquentation sont moindres.

Quelles expositions vous ont marquée dernièrement ?
J’ai trouvé « Dada » et « Mélancolie » remarquables. Je suis curieuse de tout, je voudrais tout voir, et, pour m’en tenir à la scène française, hormis les expositions contemporaines un peu partout, j’ai beaucoup apprécié l’exposition « Girodet » au Musée du Louvre. Il y avait là une vraie justesse analytique et sensible. C’était le bon tempo. L’accrochage était remarquable. Il me parlait pour aujourd’hui.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°230 du 3 février 2006, avec le titre suivant : Suzanne Pagé, directrice du Musée d’art moderne de la Ville de Paris

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