Luc Doublet

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 29 septembre 2008 - 1896 mots

Leader mondial du drapeau, ce « passionné » et collectionneur d’art hisse haut les couleurs de l’art dont il fait un vecteur d’innovation dans son entreprise.

Vous avez choisi pour cadre de notre rencontre l’appartement-galerie de Stéphane Plassier, plasticien, styliste, architecte, scénographe… Dans cet ancien atelier de draperie qui croise les univers de l’art, de la mode, du design, vous êtes dans votre élément, n’est-ce pas ?
Luc Doublet : Oui, j’apprécie la créativité de Stéphane Plassier et ce lieu où il montre l’éclectisme de son talent ainsi que celui des artistes qu’il expose. L’entreprise Doublet a réalisé et imprimé la moquette de cette galerie, en lien avec l’exposition consacrée à Jean-François Aloïsi, célèbre photographe de mode. Un clin d’œil aux sirènes, en guise de publication des bans de la maison Plassier ; un travail aussi sur des matières respectueuses du développement durable.

Collaborez-vous pour la première fois avec des artistes ?
Non. Nous avions, par exemple, fait des essais d’impression sur des tôles rouillées pour un artiste adressé par le plasticien Bernar Venet. Je pense que la culture tire l’économie ; les artistes ont des exigences fortes et nous obligent à changer nos méthodes de fabrication. Ce sont des gens exigeants, difficiles à satisfaire, mais l’acuité, la puissance de leur regard est extraordinaire. Ils sont pour l’entreprise comme un troisième œil. Ces partenariats sont très motivants pour le personnel, qui associe les plasticiens à un monde à part, poétique, non marchand, ce qui n’est d’ailleurs pas forcément vrai !

Finalement c’est un peu un retour aux sources pour votre entreprise puisque Doublet était initialement un atelier de confection à dimension artistique…
Le petit atelier créé au XIXe siècle, qui confectionnait des chasubles et des bannières de procession, avait en tout cas une dimension artisanale. Ma grand-mère a racheté en 1932 cet atelier qui fabriquait également des drapeaux, notamment pour les anciens combattants. Mon grand-père avait un regard très artistique. Mon père, architecte, a fait les Beaux-Arts, j’avais une tante sculpteur, un oncle dessinateur. Au sein de ma famille, l’art a toujours eu sa place. Je suis le seul à ne pas savoir faire deux traits droits, en revanche je suis passionné.
Dans l’usine familiale, située au sein d’un quartier défavorisé de Lille, je me souviens qu’un escalier en fer menait à une pièce utilisée par des peintres. Enfant, je n’étais pas autorisé à m’y rendre, car on considérait que les artistes n’étaient pas forcément des personnes recommandables à cause de leur vie dissolue ; cela m’intriguait et me fascinait à la fois.

Malgré ces racines artistiques, pourquoi avoir préféré devenir chef d’une entreprise ?
J’ai fait des études de sciences économiques et cela m’a paru logique de reprendre la société familiale. En revanche, ma femme et moi avons transmis notre passion à nos trois enfants, qui ont tous un sens artistique développé.

Aujourd’hui encore votre entreprise conserve une approche à la fois technologique et artisanale ?
La réussite de cette PME repose sur une veille technologique minutieuse, de l’innovation, une informatisation poussée avec tous les motifs et couleurs de drapeaux enregistrés dans une base de données, une automatisation de la fabrication. Cela n’exclut pas en effet des pratiques artisanales, avec certains étendards encore brodés à la main avec du fil d’or.

Vous êtes leader mondial du drapeau, combien en fabriquez-vous par an ?
Nous vendons des centaines de milliers de drapeaux chaque année. Parfois il y a des événements imprévus, comme cet élan patriotique aux États-Unis après les attentats du 11 septembre. Nous avons reçu une avalanche de commandes : il a fallu fabriquer très rapidement 100 000 bannières étoilées en France, le double dans notre filiale américaine !

Comment en êtes-vous arrivé à ce que Doublet soit présent sur tant d’événements sportifs et culturels ?
Après les drapeaux et bannières, on nous a demandé aussi de fabriquer des mâts, des tribunes, des podiums, des barrières de sécurité, puis du mobilier urbain, des abris, du matériel électoral… Nous avons ainsi été sollicités à l’occasion de Jeux Olympiques, de la Coupe du monde de football, et nous sommes devenus fournisseur officiel du Tour de France et du Stade de France.
Des galeries, des musées, des manifestations cultu­relles ont fait appel à notre savoir-faire ou à du mécénat de compétences. Doublet est intervenu aussi lors des Expositions universelles de Séville et Lisbonne, du bicentenaire de la Révolution, de « Estuaire 2007 », qui a fait de la vallée de la Loire un centre d’art contemporain à ciel ouvert, ou encore de l’exposition « Passage du temps », qui a présenté à Lille des œuvres de la collection Pinault et pour laquelle nous avons fait les cartels. Nous avons participé aussi à la modernisation du musée des Invalides en concevant une gamme de mobilier sur mesure « identitaire » ainsi que la signalétique.

Quels types d’interventions menez-vous dans les arts plastiques ?
Comme nous avons des ordinateurs hors de prix pour effectuer des calculs sur les structures métalliques et que nous sommes à la jonction des savoir-faire en matière de traitement des textiles et des métaux, tout cela intéresse vivement les plasticiens.
Par exemple Peter Klasen, peintre, sculpteur, photographe, pionnier de la Figuration narrative, est le maître des contrastes, entre le sensuel et l’industriel. Il découpe des magazines, du carton, des pièces d’avion, de véhicules militaires… pour ses compositions. Nous avons réalisé 500 m2 de bâches monumentales reproduisant ses œuvres, accrochées dans la ville de Metz.
Pour « Valenciennes 2007, capitale régionale de la culture », la ville a couvert la place d’Armes de 4 500 Alien Flowers, des fleurs artificielles ondulant de manière naturelle comme un champ de blé. Doublet est à l’origine de leur conception, de leur production et de leur mise en place.
Lors de la Nuit blanche 2006 à Paris, nous avons conçu, fabriqué, installé les 34 mâts et les 8 000 drapeaux du projet Tayou : l’artiste né au Cameroun avait voulu créer un lieu de convivialité où les visiteurs étaient invités à « palabrer » sous un ciel aux couleurs des drapeaux des États de l’Union africaine.
Nous avons également pris en charge la pose de 200 m2 d’adhésif multicolore pour le projet Châtelet. Fournisseur officiel de Lille 3 000 au niveau de la signalétique – kakémonos, drapeaux, bâches, adhésifs –, on a aussi apporté notre soutien à l’exposition « Bombay » en imprimant sur tissu de grands visuels et en les moulant directement sur les murs du Tri postal. Pour le Louvre-Lens, nous avons imaginé des totems géants, et comme un marathon a été organisé dans la région pour célébrer la venue de cette institution, nous avons fabriqué des panneaux jalonnant les 42 km du parcours sur lesquels étaient reproduites des œuvres du musée.

Vous êtes un patron extrêmement impliqué, ardent défenseur de l’oriflamme nordiste mais aussi de ses joyaux culturels !
J’ai de multiples casquettes, en effet, puisque je préside l’Association pour la promotion internationale de Lille Métropole, l’office de tourisme, l’Institut régional de développement, l’école d’ingénieurs Polytech’Lille… J’essaie de mettre mon expérience au service de ce territoire. Amateur de culture, je me suis impliqué dans l’Orchestre national de Lille, je suis toujours président du Centre chorégraphique national de Roubaix, parce que ce sont de puissants leviers d’attractivité locale. Si je m’engage autant c’est parce que l’on n’a qu’une seule vie, et je considère que l’on doit en consacrer une partie aux autres.

Vous êtes donc sensible à toutes les disciplines artistiques…
J’aime la culture en général : c’est l’aboutissement de l’humanité. Regardez la Renaissance, une période où l’espèce humaine s’est sublimée : Florence, L’Adoration des Mages de Vinci, Le Couronnement de la Vierge de Fra Angelico…
La culture fait avancer la pensée, débouche sur de nouveaux codes. L’opéra me fascine aussi car il change l’échelle du temps. Je me souviens d’un voyage à Chicago où je me suis régalé d’architecture et du Ring de Wagner. Je suis sensible aussi au design.

Vers quoi se portent vos goûts dans le domaine des arts plastiques ?
J’aime les œuvres étranges. Mes premiers émois artistiques, je les ai éprouvés devant une toile abstraite, au musée de Lille, qui traitait d’Archimède et représentait une ligne brisée ! La seconde toile était du Caravage et évoquait le couronnement du Christ. J’ai éprouvé un vrai choc.
J’aime particulièrement me balader dans le musée Pouchkine à Moscou, le musée de la Frick Collection de New York, le musée Cernuschi à Paris, mais aussi le petit musée de Berck-sur-Mer et bien entendu les musées lillois.

Collectionnez-vous ?
Oui, je collectionne tout, de tabatières à opium chinoises des XVIIIe et XIXe siècles aux sculptures monumentales, en passant par des rouleaux de papier coréens du XVIIe ou des tableaux abstraits, que j’achète dans des salles de ventes du Nord ou à Drouot.

Quel genre de tableaux achetez-vous ?
Lorsque j’achète une œuvre, je vais de préférence vers des inconnus.
À quoi cela sert-il d’acheter un tableau d’un peintre déjà découvert et célèbre, sauf si on est un inconditionnel !

C’est donc plutôt le cœur qui dicte vos choix de collectionneur ?
Je n’achète pas en effet pour spéculer. Sur le marché de l’art actuel, si des gens sont assez bêtes pour payer des sommes astronomiques, tant pis ! J’aime aussi montrer que l’art peut être là où on ne l’attend pas : mon bureau est au cœur d’une architecture pyramidale audacieuse.

Êtes-vous souvent sollicité en temps que mécène ?
Oui, je reçois au moins deux à trois demandes par jour. Ma fille est d’ailleurs membre de l’Admical dans le Nord. Le mécénat que nous pratiquons est souvent le fruit de rencontres et résulte de coups de cœur. Je pense qu’il faut beaucoup aider les jeunes artistes. Avec mon épouse, nous avions monté le festival de jeunes pianistes Ars Terra.

Vous qui, après la création de filiales outre-Atlantique, en Europe, envisagez une implantation à Dubai, quelle est votre vision sur l’ouverture à la culture des émirats ?
Vous savez ce que disent les Anglais ? « Dubai, Shanghai, en dehors bye-bye. » Je pense qu’il serait bon que les Français, aux jugements parfois élitistes, fassent leur tour du monde ou d’Europe comme autrefois pour percevoir combien cela bouge ailleurs. Abu Dhabi a de l’argent, mais aussi de l’humilité. Les maquettes du futur Louvre sont extraordinaires.

Plus le monde se replie, plus les nationalismes progressent, plus les identités se veulent visibles, et plus vous vendez de drapeaux : cela ne vous gêne pas ?
Le drapeau est le plus vieux média du monde et possède une symbolique très puissante en effet. Mais il faut des identités fortes, car si on ne se reconnaît pas soi-même, comment reconnaître l’autre ? Certains pays d’Afrique n’avaient pas de drapeau parce que les habitants se tatouaient directement le corps pour afficher leur appartenance. En Occident, la signification du tatouage est différente, plus centrée sur soi.
Je pense en revanche qu’il manque effectivement un drapeau aujourd’hui : c’est celui de la planète. Mais ce n’est pas à moi de le lancer !

Biographie

1946
Naissance à Lille.

1969
Diplôme de sciences économiques.

1970
Attaché de direction

1975
Il est nommé directeur général.

1987
Président-directeur général et président du conseil d’administration de Doublet USA.

1988
Suite à la publication de L’Aventure des drapeaux, il prend l’initiative du projet architectural de la plus grande pyramide habitable, siège social de Doublet SAS à Avelin.

1997
Création du festival de jeunes pianistes Ars Terra.

2008
Lancement d’un concours photo ouvert aux administrations clientes de la société.

Tayou sous les drapeaux
À l’occasion de la Nuit blanche 2006, l’artiste camerounais Pascale Marthine Tayou a investi le stade Carpentier du 13e arrondissement de Paris : 800 drapeaux des États de l’Afrique étaient fixés sur une structure au-dessus de sièges en bois. Sous ce ciel multicolore, les visiteurs étaient invités à partager leur pique-nique, mais aussi leurs idées sur les thèmes de la migration et de l’identité culturelle qui nourrissent le travail du plasticien.

Klasen en grand format
En 2007, la fédération des commerçants de Metz a invité Peter Klasen à exposer dans la ville. Peintre, sculpteur, photographe et pionnier de la Figuration narrative, l’artiste franco-allemand développe depuis cinquante ans un travail au carrefour de l’industriel et du sensuel. Conjuguant la technique comme support et le corps comme sujet, ses compositions s’inscrivent sous le signe de la contradiction. Vingt œuvres étaient reproduites sur 500 m² de bâches réalisées par Doublet.

La rénovation des Invalides
Depuis maintenant huit ans, le musée de l’Armée à Paris poursuit son programme de modernisation dont l’augmentation des surfaces était l’un des principaux objectifs. Mais d’ici à 2009, le musée entend aussi moderniser sa scénographie en proposant au visiteur un accompagnement audiovisuel et des panneaux didactiques multilingues ainsi que diversifier ses collections grâce à la restauration d’objets jusque-là jamais sortis des réserves.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°606 du 1 octobre 2008, avec le titre suivant : Luc Doublet

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque